• DU FLEAU A LA BATTEUSE


     Illustration : document administratif (congé) permettant la livraison d'alcool par le chemin de fer.<o:smarttagtype namespaceuri="urn:schemas-microsoft-com:office:smarttags" name="metricconverter"></o:smarttagtype><xml> <w:latentstyles deflockedstate="false" latentstylecount="156"> </w:latentstyles> </xml> Du fléau à la batteuse : battre le blé dans les campagnes lyonnaises (XIXe et XXe siècles)<o:p></o:p> </w:snaptogridincell></w:breakwrappedtables></w:compatibility></w:validateagainstschemas></w:punctuationkerning></w:worddocument></xml>

    (Renaud Gratier de Saint-Louis)<o:p></o:p>

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    Cet article est un peu long, les actions se déroulent chez nos voisins mitoyens du Rhône ; mais ça lecture est tout à fait passionnante et montre bien toutes les difficultés du monde paysan dans sa conquête du progrès.<o:p></o:p>

    Il sert aussi un peu d’hommage aux ancêtres d’un des plus anciens adhérents aux « Chemins du Passé » : Monsieur de Saint-Victor. <o:p></o:p>

     Bernard<o:p></o:p>

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    Le battage des grains est une entrée privilégiée pour appréhender la diffusion du machinisme dans l'univers paysan. L'exemple du département du Rhône nous montre tout l'intérêt d'une telle problématique. De 1850 à <st1:metricconverter productid="1914, l" w:st="on">1914, l</st1:metricconverter>'agriculture rhodanienne subit une profonde révolution technique, dont le centre névralgique se trouve être le battage des céréales. Le passage du fléau à la batteuse est souvent long, parfois hasardeux, pas forcément intégral, mais en définitive durable. Cette micro histoire de l'outil est finalement l'occasion de rencontrer, d'écouter et de comprendre, à la fois les doutes, les besoins, la curiosité et le génie des hommes de la terre du XIXe siècle.<o:p></o:p>

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    À travers le gerbier des archives…<o:p></o:p>

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    « Osman avoue honnêtement que cette invention [la moissonneuse-batteuse] ne le séduisait guère au début. Il montrait cette même réticence que les chauffeurs de locomobile avaient manifestée devant les tracteurs, vingt ans auparavant. »  Ce témoignage d'un « batteux » beauceron, recueilli il y a une dizaine d'années par Gérard Boutet dans son anthologie des métiers disparus, évoque une problématique essentielle de la mécanisation agricole, dont l'histoire est jalonnée d'une succession d'adaptations plus ou moins réussies selon les lieux et les époques : quels furent les mécanismes de diffusion du machinisme ? Et de quelles façons et avec quelle rapidité les paysans s'y adaptèrent-ils ?

    À cet égard, le battage reste un observatoire privilégié pour l'étude du progrès technique dans les campagnes. Charles Parain a montré la nécessité de déceler dans cette opération les premières traces du machinisme agricole. C'est souvent sous la forme d'une batteuse qu'apparaît, avec ses rites, ses contraintes et son environnement, la mécanisation dans la France paysanne du XIXe siècle. Ainsi et paradoxalement, c'est par l'extrémité finale de la chaîne du travail agricole que tout commence… Du moins, serait-on enclin à le croire à la lumière des travaux de Charles Parain. Cette place privilégiée pourrait nous permettre alors de comprendre l'engouement actuel du public pour les « fêtes de la moisson » qu'animent généralement une batteuse et sa « loco » ! « Naline », la rutilante locomobile de la « Fête de la batteuse et du pain » de Meys, n'est-elle pas, depuis 25 ans et à elle seule, « l'attraction de la fête » ? Tandis que sa cousine, qui officie à la « Fête de la gourmanderie » voisine de Tarare est, « dès le matin […], tractée dans les rues de la ville [et] semblait rappeler à grands coups de sifflets les ouvriers dans les ateliers comme autrefois ». Si la mise en scène évoque les liens étroits et souvent complémentaires qui unissaient jadis l'ouvrier au paysan dans cette région textile où « l'industrie en sabots »  domina durablement, force est de constater que la chaudière est aujourd'hui inscrite au répertoire folklorique rural, au même titre que le char des moissons ou celui des conscrits. Le reflet cuivré de la chaudière apparaît alors comme le symbole particulièrement évocateur de cette révolution technique passée.

    Si j'ai choisi d'emprunter le sillage cahoteux des convois de battages, c'est également parce que j'ai bénéficié de fonds d'archives relativement pourvus et jusque-là peu exploités. Les Archives départementales du Rhône permettent de restituer quelques parcelles de l'histoire du battage rhodanien. Elles offrent quelques petits trésors de curiosité. Les enquêtes agricoles décennales de 1852, 1862 et 1892 fournissent en premier lieu une cartographie communale des batteuses mécaniques. Mais ce sont les liasses de la sous-série XI S, « Mines et carrières »  et 6MP/5/9, « Recensement des machines à battre en 1856 », qui livrent les informations les plus précieuses. À la « mémoire officielle » de l'administration et des notables, viennent s'ajouter les traces laissées par les scènes de battages dans le patrimoine collectif rural : battage à l'ancienne lors des fêtes estivales de villages, concentrations de matériels agricoles, batteuses poussiéreuses remisées sous la charpente d'une grange, souvenirs nostalgiques des campagnes de battages d'autrefois comblent à l'occasion le silence des archives.

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    Entre archaïsme et modernité : battre à la ferme vers 1850<o:p></o:p>

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    Dans la plupart des communes du département, le fléau demeure encore l'outil le plus communément utilisé pour séparer les grains de la paille. Le Rhône ne semble cependant pas souffrir d'un retard technique manifeste, puisque l'enquête agricole de 1852 mentionne la permanence de son usage dans les départements de l'Ain, de la Drôme, de la Loire, de l'Ardèche et de l'Isère. L'archaïque dépiquage des céréales par les « pieds des animaux » est par ailleurs de rigueur dans les arrondissements voisins de L'Argentière et de Grenoble et la verge moyenâgeuse toujours en usage dans la région de Saint-Marcellin. Le Rhône, quant à lui, reste une aire géographique où « le fléau, le van sont les moyens généralement employés pour le battage et le triage des grains ».

    Ainsi, à Taluyers, « le fléau, comme jadis, est le seul instrument mis en usage pour battre le blé », alors qu'à Juillié « le battage s'opère encore au fléau ». Le maire de Vénissieux observe à son tour que ses administrés battent « les blés selon l'ancien usage avec le fléau ». À l'instar des cantons montagneux de Lamure, Monsols ou Saint-Symphorien-sur-Coise, de nombreuses communes n'utilisent pas ­ voire ne connaissent pas ­ d'autres outils que le fléau. Le paysan des années 1850 ne semble ici techniquement guère plus « évolué » que son lointain ancêtre médiéval… Dans les deux cas, l'outil en usage reste le même : le fléau. Appelé encore « battoir » comme sur les coteaux beaujolais de Cercié, il est le plus souvent confectionné par le cultivateur lui-même durant les veillées d'hiver. Dans le haut Beaujolais, à Cenves, l'outil est ordinairement constitué d'un manche de 1,70 mètre rallongé d'un « écoussoeu » de <st1:metricconverter productid="70ᅠcentim│tres" w:st="on">70 centimètres</st1:metricconverter> environ, le tout fabriqué en bois de cornouiller. Les membres de la famille étant généralement mis à contribution, chaque ferme se doit d'en posséder plusieurs. Le maire d'Anse évoque bien cette mobilisation familiale lorsqu'il rappelle « qu'à part trois ou quatre propriétaires ou fermiers qui emploient des étrangers pour battre leur blé, tous les autres font cette opération eux-mêmes avec leur femme et leurs enfants ». Si le fléau présente l'avantage de ne pas trop meurtrir la paille, le travail est néanmoins long et éreintant : un bon ouvrier ne bat guère plus de 180 à <st1:metricconverter productid="240ᅠlitres" w:st="on">240 litres</st1:metricconverter> de blé. Évoquant les souvenirs du Bourbonnais de sa jeunesse, Émile Guillaumin se souvient sans regret des heures passées à tenir le manche rugueux du fléau : « Je ne connais pas de besogne plus énervante que celle-ci. Manœuvrer le fléau, du même train régulier, pour conserver l'harmonie obligée de la cadence ; ne pouvoir disposer d'une seconde pour se moucher, pour enlever le grain de poussière qui vous fait démanger le cou, quand on est encore malhabile et non habitué à l'effort soutenu, c'est à devenir enragé ! ». Sueurs, chaleur et fatigue sont le lot habituel des batteurs éreintés et provoquent souvent une consommation exagérée d'eau, responsable de très nombreuses dysenteries, appelées communément « fleurs de sang ». Le battage suit généralement de quelques mois la mise en grange des récoltes. La main-d'œuvre inoccupée s'y emploie durant la morte saison, comme dans la montagne beaujolaise, à Saint-Bonnet-les-Bruyères, où « le battement se fait en grande partie dans la mauvaise saison dans des certains moments où l'on ne pourrait nullement travailler le terrain ». Par la charge de travail et le pénible effort qu'il nécessite, le battage au fléau est un grand moment de sociabilité paysanne avec ses rites et ses traditions, ainsi que le conte Marius Chamailler, paysan du Pilat : « Nous sommes donc le matin : les batteurs arrivent avec leur fléau, ils n'arrivent pas bien tôt, à six heures. Alors ils commençaient par balayer l'aire à battre […]. Et après avoir bien balayé l'aire, ils allaient "déjeuner". Pour "déjeuner", autrefois, on mangeait des anchois, il fallait des anchois le matin. Ces anchois généralement, on les étalait bien sur une assiette avec des œufs durs et, parfois, quelques poivrons. Ça constituait le repas du matin, avec une bonne soupe, une bonne soupe au lard, bien sûr ». Le casse-croûte englouti, le battage proprement dit peut enfin commencer. L'opération suit alors des règles précises dont l'origine remonte probablement à l'Ancien Régime. Dans la partie méridionale du Rhône, les batteurs se choisissent un chef qui devra rythmer, pour la durée du travail, le battement régulier des fléaux : « Il faut dire qu'avant de donner le premier coup de fléau, on nommait celui que, pour la journée, on allait appeler le curé […]. Le curé était celui qui avait lancé son fléau le plus loin possible sur l'airée. […] Celui qui avait lancé en deuxième position était le valet, ensuite c'était le bourreau. Après les autres n'avaient pas de grade. Le règlement était que le curé devait embrasser toutes les femmes, les vieilles et les jeunes, qui passaient, en commençant par celles qui tournaient l'airée, bien sûr ». Dans le nord du département, où l'hiver est plutôt rigoureux, les récoltes sont fréquemment battues en grange. Sur les contreforts du mont Saint-Rigaud, aux Ardillats, « toutes les récoltes sont battues au fléau sur aire, en grange, peu dehors ». La veille, le sol est soigneusement préparé, nivelé et recouvert parfois de bouses de vaches séchées. Arguant de leur vocation viticole, certaines localités se satisfont amplement du fléau eu égard aux maigres récoltes communales : « Étant en majeure partie en vigne », Soucieu-en-Jarrest « n'emploie, pour battre le peu de blé qu'elle récolte, que le fléau » et Denicé répond que « dans la commune […] où la principale culture est celle de la vigne, il ne se récolte que peu de céréales pour lesquelles le fléau continue d'être employé ».

    Si le fléau semble conserver les faveurs des paysans rhodaniens, d'autres modes d'égrenage apparaissent dans les enquêtes de 1852 et <st1:metricconverter productid="1854. L" w:st="on">1854. L</st1:metricconverter>'un d'entre eux, le rouleau à concasser, est principalement repéré dans l'arrondissement de Lyon. La position géographique du Rhône, zone perméable séparant le nord du sud, est ici primordiale. Dans l'analyse qu'il fait de l'enquête de 1852, Michel Demonet repère sa présence dans les régions chaudes et sèches. Rien d'étonnant donc à retrouver le rouleau à dépiquer dans la partie méridionale du Rhône, poste avancé de la France du Midi. Outre un climat plus clément, cela peut-être également lié à des pratiques culturales locales, comme l'indique le maire de Curis, commune « où il existe seulement trois ou quatre pierres appelées rouleau tiré par un cheval, servant à séparer le grain de la paille ». L'arrondissement qui utilise ce procédé est en effet celui qui comptabilise le cheptel chevalin le plus important. En 1852, on dénombre 5 677 chevaux, mulets et ânes de trait dans l'arrondissement de Lyon, où la présence du rouleau est confirmée dans plus de dix communes, tandis que celui de Villefranche-sur-Saône, où seulement une commune, celle d'Arnas, l'utilise, n'en compte que 1 375. De plus, l'utilisation de ces rouleaux, le plus souvent fabriqués en pierre, semble essentiellement circonscrite aux Monts d'Or, localités où prospèrent de nombreuses exploitations de carrières entre 1840 et 1900. Ici, la présence de pierres de bonne qualité favorise sans aucun doute l'implantation durable de ce mode de battage. À en croire les propos du maire de Cailloux-sur-Fontaine, l'introduction du rouleau date déjà de 1840. Comme le remarque Charles Parain, ce procédé technique constitue malgré tout un progrès notable sur le fléau et le foulage, dans le sens où il « diminue et abrège […] la fatigue et le temps, permettant de dépiquer sans faire appel à un grand nombre de bêtes ». L'influence des départements voisins doit être prise en compte : le rouleau des fermes de Craponne n'est il pas appelé « rouleau Charolais » ?

    L'enquête de 1856 dénombre également une trentaine de batteuses à bras disséminées dans quelques exploitations rhodaniennes. Ces machines à égrener, que l'on retrouve éparpillées dans les cantons de Villefranche, du Bois-d'Oingt, d'Anse, Neuville, Limonest, Saint-Genis-Laval, Vaugneray, l'Arbresle et Condrieu, sont le plus souvent de fabrication locale. Aux Haies, « deux simples cultivateurs en ont construit chacun une petite à bras […] faite très économiquement attendu que c'est deux petits propriétaires bien peu aisés ». À Thurins, l'unique machine communale provient de l'atelier voisin d'un artisan de Montromant. À l'instar de Vaugneray, Thurins ou Saint-Genis-l'Argentière, plusieurs cultivateurs dénoncent pourtant ce « très mauvais système »  et renoncent progressivement à l'employer car « personne ne pouvait résister à la peine ». Ces échecs peuvent être parfois durables et entretenir chez ces cultivateurs malheureux une réticence instinctive à l'encontre de tout progrès agricole. De tels comportements « fermés » sont repérés avant 1914 en Aubrac, où l'abandon de charrues motorisées mal utilisées déclenche « un retard général dans l'adoption du nouvel instrument ». Si la batteuse à manivelle offre l'avantage d'être peu onéreuse, on redoute en fait son utilisation laborieuse. À Longes, des paysans se plaignent d'avoir « autant de peine pour les faire mouvoir qu'en ont les batteurs qui battent avec les fléaux » et d'autres, à Lentilly, affirment que « celles mues à bras laissent beaucoup à désirer ». Alcide Hermeline, chauffeur de locomobile dans Le Perche des années trente, accuse d'ailleurs ces batteuses, dont les paysans s'éreintent à tourner la lourde manivelle, d'être responsables de fréquentes pleurésies mortelles. Dans le rapport sur le concours agricole du 26 mars 1855 qu'il adresse à la Société impériale d'agriculture de Lyon, Eugène Tisserand s'étonne que, sur les nombreuses machines à battre présentées au jury, « la plupart étaient des machines à bras ; c'est là une condition fâcheuse qui leur enlève la plus grande part de leur utilité réelle. Ce qu'on se doit de proposer par-dessus tout, en égrenant le blé mécaniquement, c'est d'économiser de la main d'œuvre, cette force vive de l'homme, pour pouvoir l'employer à des travaux de cultures moins pénibles, mais plus soignés et plus intelligents ». Paradoxalement, ces graves dysfonctionnements n'endiguent pas leur progression, au contraire ! En 1865, ce matériel est en activité dans plusieurs fermes de la montagne beaujolaise. Sur la commune de Ronno, ils sont trois fermiers, Dumas, Pontet et Barras, à être récompensés pour la bonne tenue de leur exploitation où sont couramment utilisées des batteuses à bras . Un quatrième fermier de la commune, Aubonnet, réputé « rude travailleur, économe et actif », est même encouragé à utiliser cette machine et suivre ainsi l'exemple de son châtelain, le comte de Saint-Victor, président du comice agricole de Tarare, qui « a prêché d'exemple à ses fermiers et à ses voisins [et] a prouvé par des faits qu'il y avait tout à gagner à suivre des méthodes nouvelles ». Rappelons que l'influence de cet homme, qui règne en maître sur les destinées économiques et politiques de Ronno, fut déterminante en matière d'équipement agricole : en 1862, sa commune est la seule du canton de Tarare à posséder un manège, un extirpateur, un coupe-racines, un semoir, une faneuse et une moissonneuse mécanique.

    La même enquête note encore la présence dans le département de 23 manèges, d'une trépigneuse et de deux roues hydrauliques. L'introduction des manèges n'est pas nouvelle. Dans les Monts de Tarare, Antoine Michallet, affermé sur un domaine de <st1:metricconverter productid="41ᅠhectares" w:st="on">41 hectares</st1:metricconverter> à Saint-Romain-de-Popey, emploie depuis 1845 une machine à battre qui est classée dans la catégorie des manèges par l'enquête de 1856. À Saint-Genis-Laval, un autre manège, repéré dans la propriété de Dumenge est également en activité depuis 1845. Qu'il sépare seulement le grain de la paille ou qu'il le vanne, ce procédé paraît très apprécié par ses utilisateurs. Ainsi, le maire de Saint-Romain-en-Gier encense l'unique manège de sa commune qui « bat par le concours de deux bœufs et de quatre personnes cent gerbes du pays ou huit bichets à l'heure [et] bien que fixe, se démonte cependant avec assez de facilité, pour pouvoir être transporté et reconstruit en d'autres lieux ». Même son de cloche à Saint-Maurice-sur-Dargoire, où « un seul propriétaire en a fait l'essai, [et] comme elle réussit parfaitement à battre ; il est possible que d'autres l'imitent plus tard ». À Cailloux-sur-Fontaine, une machine « est mue par un manège à quatre chevaux », tandis qu'une seconde, qui rappelle le système de la trépigneuse, « marche au moyen d'un cheval que l'on place sur la machine, le poids duquel fait marcher un chemin de fer qui se trouve sous ses pieds ». À en croire le maire de Trêves, le coût financier particulièrement élevé de ce matériel lourd et encombrant demeure pourtant le principal obstacle à sa plus large diffusion : « plusieurs propriétaires en ont fait l'essai ­ ils en ont été assez contents ­ mais sans beaucoup de travail, elle a nécessité des réparations très considérables. Ces dépenses ont épouvanté les propriétaires en sorte qu'ils paraissent en rester là, ce qui est à regretter vu que c'est la seule cause de la dépense qui les arrête ». Le catalogue des établissements Vermorel propose ainsi la « batteuse caladoise », adaptable sur un manège, à un tarif deux fois plus élevé (600 francs) que la batteuse « mue à la main, occupant trois à quatre personnes ». Claude Michelet évoque les imperfections de ce système quand il décrit le manège de Teyssandier qui « égrenait les gerbes au rythme lent de deux paires de bœufs tournant inlassablement autour de la machine. Mais sa mécanique était si archaïque […], si rafistolée et d'un fonctionnement si capricieux, qu'il n'acceptait de la mettre en mouvement que devant les grosses meules, celles dont l'importance justifiait l'acheminement de l'engin et sa laborieuse mise en marche ».

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    Et la vapeur naquît…<o:p></o:p>

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    Aux côtés de ces outils plus ou moins performants, commencent pourtant à apparaître les premières batteuses à vapeur. Si l'enquête agricole de 1852 ne dénombre aucune « machine à battre mue par la vapeur »  dans le Rhône, celle de 1862 laisse entrevoir un changement notable bien que non encore achevé : « Les seules machines introduites dans le département du Rhône sont les machines à battre. Encore, leur emploi est-il loin d'être devenu général. La petite culture, qui est dominante dans le département, ainsi qu'il a été dit, réserve le battage des grains pour la saison d'hiver, où les ouvriers seraient sans occupation, si l'on faisait usage des machines ». Quatre ans après l'enquête de 1852, la situation s'est déjà sensiblement modifiée, puisque trois batteuses à vapeur sont recensées sur la commune de Bron, où elles « séparent seulement la grain de la paille et fonctionnent passablement ». Néanmoins l'utilisation de la vapeur pour les travaux de battages ne doit pas être sous-estimée. En effet, depuis quelques années, certaines localités connaissent et louent les services de locomobiles sans pour autant les posséder. C'est particulièrement vrai pour les cantons limitrophes de l'Isère et de l'Ain : à Belleville-sur-Saône, où « il n'existe point de machines à battre le blé […], chaque année, à l'époque de la moisson arrivent une ou deux machines à vapeur étrangères à la localité qui se louent à la journée par les fermiers » et, à Saint-Georges-de-Reneins, « les propriétaires et fermiers […] font venir une machine à vapeur qui est mobile et qu'ils louent tant par heure ». À la différence de la Bresse voisine où André Boulmier les repère dès 1840, elles apparaissent à Saint-Georges-de-Reneins dès 1851-1852 et à Corcelles vers 1854-1855. Les dix communes qui déclarent battre leurs récoltes à la vapeur font régulièrement appel à des entrepreneurs de l'Ain et de Saône-et-Loire (Tournus, Louhans). La concentration de ces cultivateurs « progressifs » dans la riche vallée de la Saône, « petite réplique de la grande prairie bressane », n'est pas étonnante. Les locomobiles sont le plus souvent louées par des cultivateurs aisés : « fermiers » à Belleville-sur-Saône, « propriétaires et fermiers » à Saint-Georges-de-Reneins ou les « plus forts cultivateurs de la commune » à Vénissieux. Le préfet du Rhône s'en fait l'écho en rappelant que « les grands propriétaires ou fermiers trouvent une économie considérable à l'emploi des machines et adoptent facilement ce système ; le petit cultivateur au contraire, qui récolte peu, […] considère cette opération comme une occupation réservée pour les mauvais jours pendant lesquels l'emploi d'une machine l'obligerait à demeurer oisif ». Le règlement des entrepreneurs prend des formes variées et se fait « à l'heure » à Saint-Georges-de-Reneins, ou « à la journée » à Salles-en-Beaujolais et Belleville. L'utilisation des batteuses à vapeur semble concluante. Elles se répandent très vite aux communes environnantes. En 1861, les cantons d'Anse et de Limonest « battent leur froment au moyen d'une batteuse mue par la vapeur et au moyen de laquelle il a été obtenu de très bons résultats sous le rapport de l'économie ». La même année, ce sont trois des quatre communes du canton de Villeurbanne qui déclarent désormais battre leur blé à la vapeur. Cet indéniable succès est, me semble-t-il, imputable aux efforts répétés et soutenus des concours et comices agricoles qui se développent un peu partout dans le département. Le concours régional qui se tient à Lyon le 26 mars 1855 encourage généreusement, par des primes allant de 100 à 250 francs, les trois heureux constructeurs de machines à battre. Dans le rapport qu'il rédige à ce propos, Eugène Tisserand s'enthousiasme pour ce nouveau procédé et prédit que « l'adoption générale des machines à battre, mises en mouvement par les chevaux ou par la vapeur, sera l'un des plus grands progrès que notre agriculture puisse souhaiter ». Les comices cantonaux, eux, sont plus lents à suivre l'exemple. Six lauréats sont néanmoins récompensés pour leurs initiatives dans ce domaine entre 1864 et 1870 : trois le sont au comice agricole de Tarare, deux au comice agricole de Lyon et un à celui de Vaugneray. Dans le Rhône comme ailleurs, les dirigeants des comices, qui sont aussi de grands propriétaires terriens, s'intéressent de près à la mécanisation du battage. C'est pour eux l'occasion de régler l'épineux problème du coût financier et social de la main d'œuvre agricole. Avec les moissons et les vendanges, le battage est un grand pourvoyeur de travail. Jean-Jacques Van Mol rappelle à ce propos qu'un ouvrier agricole passe environ 63 % de son temps de travail annuel sur l'aire de battage. Or c'est sur l'airée que s'affrontent bien souvent les intérêts divergents des ouvriers et des propriétaires. Dans ces années 1850-1860, les notables agricoles sont nombreux à partager la prose de M. Spineux qui écrivait déjà en 1841 : « pour les villages, même où les batteurs ne manquent pas, nous voudrions voir cette machine leur faire concurrence. Cela servirait à les empêcher de laisser dans les gerbes, tout le grain qu'on y trouve. Il est vraiment déplorable de voir combien les batteurs au fléau abusent de la facilité qu'ils ont de se soustraire à une active surveillance Et c'est moins pour diminuer leur salaire que nous voudrions voir les machines à battre se propager et leur faire concurrence, que pour les obliger à être raisonnables, et à faire leur travail en conscience ». Dans l'esprit de certains propriétaires, la batteuse à vapeur est une réponse cinglante et définitive aux exigences croissantes du salariat agricole. Celui-ci d'ailleurs ne s'y trompe pas et se méfie de cette « mangeuse de bras ». Le rejet de la batteuse dans le haut Beaujolais, autour des années 1850, peut sans doute s'interpréter dans ce sens. M. Sauzey, vice-président du comice agricole du haut Beaujolais constate ainsi que, malgré les « efforts pour populariser les batteuses mécaniques [...] dans le canton de Monsols, le succès n'a pas répondu à nos espérances ; les machines qu'on a pu se procurer ont été mal manœuvrées […] et l'on a été forcé de continuer le battage au fléau ». M. Sauzey interprète cette réticence comme étant une forme de luddisme rural dont il rappelle implicitement les motivations : « Nous sommes toutefois loin du temps où les ouvriers ruraux allaient incendier les gerbiers des propriétaires qui avaient substitué la faulx à la faucille, comme si s'eut été un attentat à leur droit au travail ». Cette méfiance à l'égard du progrès technique, accusé d'être le fossoyeur du prolétariat agricole, est très répandue dans l'Europe paysanne du XIXe siècle. À son propos, Eugen Weber rapporte une anecdote citée par J.A. Barral en 1867, dans laquelle un fermier propriétaire d'une moissonneuse mécanique qu'il n'utilise pourtant pas, expose fièrement l'engin sur ses terres « comme une sorte d'avertissement pour les ouvriers qui, de cette manière, comprennent que l'on peut se passer d'eux le cas échéant ». Dans la vallée du Pô, l'inquiétude du salariat agricole se fait également ressentir lors de l'introduction des premières batteuses à vapeur. Conscients du danger qui plane sur leur avenir, les ouvriers les boycottent dans un premier temps, puis finalement se groupent en coopératives pour en contrôler l'utilisation.

    En dehors de la résistance qu'elle déclenche chez les ouvriers agricoles, la diffusion des batteuses se heurte aussi au poids des traditions. Comme l'a remarqué Charles Parain, la vapeur s'impose difficilement dans les régions habituées au rouleau à dépiquer. Peu onéreux et d'un rendement satisfaisant, les cultivateurs qui l'utilisent résistent bien aux sirènes du modernisme. Très logiquement, ce « conservatisme persistant » est repéré dans les Monts-d'Or où « les machines à battre n'ont pas réussi », car « elles ont peu de chance de s'établir, on prétend que leur travail n'est pas plus rapide que le battage au rouleau ». D'autres raisons viennent encore expliquer le demi échec rencontré par les batteuses à vapeur dans le Rhône : morcellement de la propriété et récoltes de blé peu importantes qui empêchent les cultivateurs de réunir les fonds nécessaires à de tels investissements ; chemins exigus et peu praticables qui rendent difficile le transport de la lourde batteuse d'une ferme à l'autre ; matériel fragile que ne sont pas encore en mesure de réparer les artisans ruraux, etc. Mais surtout, dans des campagnes rhodaniennes peuplées, la nécessité d'une mécanisation du battage ne se fait pas encore sentir. Puisqu'il y a des bras inoccupés, ils seront encore et pour un certain temps utilisés à battre les récoltes au fléau…

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    Une fin de siècle à toute vapeur !<o:p></o:p>

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    Malgré leur incontestable succès, les locomobiles et les batteuses à grand travail sont encore rares, mais pas inconnues, dans les campagnes lyonnaises du milieu du XIXe siècle. Le dépouillement des listes de vainqueurs de comices agricoles et des déclarations de mise en service de locomobiles permet de dater précisément cette révolution technique et culturelle. Entre 1870 et 1879, pas moins de quinze lauréats sont récompensés pour leur batteuse dans les comices agricoles du Rhône, soit plus du double que lors de la décennie précédente. Les premières chaudières entrent en service dès 1870. Sur la période 1870-1914, peuvent être recensées 293 chaudières employées à battre le blé rhodanien. Leur progression prend véritablement de l'ampleur à partir des années 1880 (74 déclarations entre 1880 et 1884) et se poursuit presque régulièrement jusqu'en 1914, où l'on compte encore 42 machines inscrites dans les cinq années qui précèdent la Grande guerre. Cette évolution n'est pas atypique. Elle épouse harmonieusement la courbe nationale qui date de <st1:metricconverter productid="1882 l" w:st="on">1882 l</st1:metricconverter>'implantation décisive des batteuses à vapeur sur le territoire national, avec 9 000 locomobiles recensées. Les enquêtes agricoles confirment ce mouvement dans le Rhône : l'effectif des machines à vapeur passe ainsi de 166 unités en 1882 à 211 en 1894, soit une hausse de 20 %. Émile Violet rappelle que, dans le Mâconnais et le haut Beaujolais, « le blé, le seigle, l'orge et l'avoine sont depuis soixante ans, c'est-à-dire depuis 1885 environ, partout traités à la machine à battre ». Interprétées à la lumière de notre problématique centrale ­ Est-ce par l'intermédiaire des batteuses que le progrès agricole s'est introduit dans les campagnes ? ­, les enquêtes de la fin du siècle offrent une réponse concluante. Pour 293 batteuses et 116 locomobiles recensées dans le département en 1882, les enquêteurs dénombrent à peine 74 faucheuses, 52 moissonneuses et 89 faneuses. Dans ce cas précis, il paraît évident que le battage contribue à une plus large diffusion du machinisme dans l'univers paysan. Gain de temps appréciable, faible impact sur les pratiques culturales et achat du matériel en commun justifient le succès des batteuses qui, pour certaines, fonctionneront jusqu'en 1970 dans la montagne beaujolaise !

    Par le biais des déclarations de mise en service de locomobiles, nous obtenons une cartographie réaliste de la diffusion et de la répartition des batteuses à vapeur dans le Rhône. En effet, chaque déclaration mentionne le nom, l'adresse, les paramètres techniques (marque, capacité, surface de chauffe) et l'emploi qui doit être fait de la machine à vapeur : entraînement d'une batteuse, d'une scie, d'un moulin à blé, travaux agricoles divers, chauffage des cuves de vendanges et des alambics, arrosage des propriétés, etc. La localisation géographique du matériel de battage à vapeur offre cependant quelques surprises. Un nombre important d'implantations de locomobiles est repéré dans des cantons au relief accidenté ou à faible vocation céréalière, ceux-là même qui employaient encore le fléau en 1856. À l'instar d'Ouroux, dans le canton de Monsols, où un maréchal-ferrant nommé Benat « bat des graines » avec sa « chaudière cylindrique à foyer carré de marque Cumming », c'est dans des cantons montagnards (Monsols, Lamure, Saint-Symphorien-sur-Coise, Saint-Laurent-de-Chamousset) ou viticoles (Condrieu, Saint-Genis-Laval, Anse) qu'apparaissent les premières batteuses à vapeur lors de la décennie 1870. Les Monts du Lyonnais se détachent pourtant assez rapidement de l'ensemble départemental. Les cantons de l'Arbresle, Saint-Symphorien, Saint-Laurent, Vaugneray et Mornant totalisent ainsi près de 40 % des locomobiles mises en service pendant la période 1870-1914. Des îlots secondaires de battages s'esquissent également aux extrémités départementales, autour de Lamure (18 déclarations) et Condrieu (19 déclarations). En 1914, les cantons de Saint-Symphorien et de Lamure rassemblent encore respectivement 22 et 30 % des entrepreneurs de battages rhodaniens.

    Cette répartition géographique répond souvent à des stratégies économiques et sociales bien précises. La représentativité des zones montagnardes de petites cultures semble devoir être analysée en terme de nécessité économique. Les cultivateurs et vignerons sont nombreux à trouver dans cette activité saisonnière un appoint financier substantiel. André Dulac, entrepreneur à Saint-Nizier-d'Azergues dans les années 1950, se souvient que son père, Joseph-Victor, démarrait sa campagne de battage par les fermes du Val de Saône. Le départ de Saint-Nizier se fait alors dans la nuit du dimanche. Le convoi, constitué de la chaudière et de sa batteuse, s'ébranle ainsi lourdement en direction du col de Croix Montmain (<st1:metricconverter productid="737ᅠm│tres" w:st="on">737 mètres</st1:metricconverter>) et de Saint-Georges-de-Reneins, au rythme lent des bœufs de travail. Les cols sont franchis au prix de pénibles efforts, pour permettre à la batteuse d'arriver à bon port aux premières lueurs du soleil, le lundi matin. La « vraie » journée de travail peut enfin commencer… Les entrepreneurs de la montagne sont généralement pluri-actifs, la saison des battages s'étalant du 14 juillet au 20 septembre. Dans les communes forestières, particulièrement aux abords des sapinières du haut Beaujolais, les patrons de battages emploient souvent leur locomobile au sciage du bois. C'est le cas de François Corneloup, scieur et entrepreneur à Monsols, qui fait entraîner la lourde scie de son atelier par la locomobile qu'il utilise l'été pour le battage des céréales. Le sous-équipement des cantons de Villefranche (quatorze déclarations), Belleville (quatorze déclarations), Anse (sept déclarations) ou Villeurbanne (six déclarations) peut là encore s'expliquer par la proximité de territoires agricoles déjà bien mécanisés ou par la présence saisonnière des batteux de la montagne beaujolaise. C'est aussi vers 1890-1900 que beaucoup de communes du Val de Saône s'orientent vers la monoculture de la vigne. L'utilisation du rouleau en pierre et le développement des cultures maraîchères permettent aux cantons de Neuville (onze déclarations) et Limonest (cinq déclarations) de résister encore vivement à l'emploi de la vapeur.

    Les archives du Service des mines nous renseignent aussi sur l'origine du matériel utilisé. 22 % des chaudières fabriquées dans le Rhône sont le fait de constructeurs lyonnais (Debiaune, Daujat, Chevalier, Plissonnier, etc.) ou caladois (Vermorel, Bonnet, Parent, etc.). C'est néanmoins le département du Cher qui détient le palmarès : trois locomobiles sur cinq sont construites dans les ateliers de Vierzon, capitale française du machinisme agricole. Pour le reste, en dehors de la Nièvre qui regroupe quelques fabricants célèbres (Breloux, Pécard), le matériel utilisé provient essentiellement des départements de l'est : Isère, Loire, Ain, Saône-et-Loire, Jura, Haute-Saône, Côte-d'Or et Loiret. Faiblement représentés, les fabricants étrangers ne sont pourtant pas complètement boudés par les cultivateurs rhodaniens : 4 % des chaudières sortent des usines américaines (Clayton), anglaises (Marshall, Con, Couston, Johnsby) ou allemandes (Lanz), leaders mondiaux de l'industrie du machinisme agricole.

    J'avais pu m'apercevoir, lors d'une concentration de tracteurs anciens dans le haut Beaujolais, du lien qui unissait les cultivateurs d'une localité à une marque spécifique. La commune de Claveisolles semblait ainsi avoir privilégié le matériel Fiat-Agri alors que celle, voisine, de Chénelette s'enthousiasmait pour Ford. Bien sûr, le rôle de tel ou tel concessionnaire dynamique paraît ici évident. Il m'a paru néanmoins intéressant de savoir si une affinité particulière liait une marque de locomobile à une commune ou un canton. La problématique n'est pas sans faille ; mais elle mérite d'être approfondie. Dans le Rhône, le matériel Breloux est ignoré au nord du Bois-d'Oingt et son utilisation demeure étroitement circonscrite à l'arrondissement de Lyon, où se concentrent 70 % des chaudières du constructeur de la Nièvre. Les établissements vierzonnais Gérard et Merlin reçoivent aussi les faveurs des paysans du Lyonnais. Là encore, ces enseignes groupent respectivement 41 et 20 % du parc cantonal de Saint-Symphorien-sur-Coise. À l'opposé, les tsodires Brouhot semblent appréciées dans l'arrondissement de Villefranche, où elles représentent 52 % du parc départemental de la marque. Dans le canton de Lamure, une chaudière sur trois est une Brouhot. Le Beaujolais privilégie également les constructeurs locaux : les cinq chaudières du Caladois Vermorel crachent leur fumée dans l'arrondissement de Villefranche. Entorse à cette logique commerciale, la très célèbre Société française de matériel industriel et agricole de Vierzon qui reste présente dans seize des vingt-quatre cantons du département (Lyon et Villeurbanne compris).

    L'avancement de mes recherches ne me permet pas encore de tracer un portrait fidèle du batteux rhodanien. L'achat du matériel correspond souvent à une démarche collective, car il nécessite un investissement important. Dans son catalogue de 1863, la Société Del & Brouhot de Vierzon (Cher) propose une batteuse à grand travail et sa locomobile de cinq chevaux au prix respectif de 2 300 et 4 600 francs, soit un coût total d'environ 6 900 francs (les frais de transport sont de plus à la charge du client). Sur les 293 locomobiles déclarées, 34 sont acquises par deux propriétaires, sept le sont par trois, une par quatre, une par cinq et 43 par une association d'au moins deux personnes. Le fait que ne soit mentionné qu'un seul propriétaire pour les 207 chaudières restantes ne prouve pas pour autant qu'elles appartiennent exclusivement à celui-ci. Pétrus Large se déclare propriétaire d'une locomobile sur la commune d'Ouroux en 1906. Un témoignage recueilli auprès d'un ancien maréchal-ferrant me permet pourtant d'affirmer que cet Ourouti est en fait associé à un membre de sa famille. C'est semble-t-il sous l'égide des premiers syndicats de battages que se diffusent les machines à vapeur dans les cantons de Mornant (23 déclarations) et Condrieu (19 déclarations). À lui seul, celui de Condrieu en compte quatre : la Société de la batteuse de Longes et des Haies en 1885, la Société de battage de Trêves en 1886 puis celle de Tupin-Semons en 1914. Alors qu'il est admis qu'ils sont généralement pluri-actifs, seulement treize entrepreneurs mentionnent une profession complémentaire dans leur dossier du Service des mines. Sur sa demande de mise en service, le même Pétrus Large ne précise pas sa seconde profession. Quatre ans plus tard, il est inscrit au titre d'exploitant de machine à battre et de cabaretier dans le registre de la perception de Monsols. Aux côtés des activités agricoles que l'on pouvait attendre en bonne place (fermier, propriétaire-cultivateur), figurent des professions très diverses, telles que maître d'hôtel, scieur, maréchal-ferrant, mécanicien, serrurier, moulinier de soies, entrepreneur de vidanges ou voiturier. À l'image du Caladois Benoît-Victor Vermorel, les métiers du fer et de la mécanique sont très présents. Pour alléger ses coûts d'entretien, l'entrepreneur de battages doit être capable de réparer son matériel : il est à la fois maréchal-ferrant, mécanicien et inventeur de génie.

    La campagne de battage démarre dès la deuxième quinzaine du mois de juillet dans la plaine agricole. Dans les cantons montagnards, au climat plus rigoureux, elle débute bien plus tard, aux environs du 15 août. Dans une lettre qu'il adresse au préfet du Rhône en 1911, un entrepreneur de la commune beaujolaise de Saint-Just-d'Avray signale ainsi qu'il commencera sa campagne dans les premiers jours du mois d'août. À l'image de l'Ourouti Pétrus Large, qui bat successivement dans les cantons de Belleville, Beaujeu, puis Monsols, Joseph-Victor Dulac entame ses battages par les fermes des bords de Saône, puis revient terminer sa saison dans les exploitations de la montagne beaujolaise. Sur le territoire communal, le convoi de la batteuse suit souvent un itinéraire précis. La locomobile se rend d'abord chez les cultivateurs ayant un besoin pressant de liquidités. À Ouroux, les entrepreneurs battent en priorité le blé des parcelles les plus ensoleillées de la commune, celles dont le cycle végétatif est le plus avancé. La lourde batteuse vient également se poster à l'entrée du bourg pour battre les grains des micro-cultivateurs du quartier : « Roger Mélinand battait dans le village. À ce moment là y devait y avoir le père Montel, il avait quelques vaches et une petite exploitation. Il y avait aussi le grand-père Large. Ils se rejoignaient tous, à cinq ou six. Ils battaient une demi-journée ».La main-d'œuvre est souvent plus nombreuse, tout particulièrement dans les grosses exploitations. Dans la région de Saint-Martin-en-Haut, une trentaine d'hommes s'affairent couramment autour de la batteuse : trois bouviers, deux machinistes, un engreneur (qui engage les gerbes), un coupeur de liens, un décarpinteur (qui écarte les gerbes), trois pour le gerbier, deux ou trois pour la paille, trois pour la construction du paillis, trois porteurs de sacs, deux borios (qui s'occupent des balles de blé) et sept ou huit lieurs de paille. Si l'entrepreneur fournit les machinistes et quelquefois les engreneurs, l'achat du charbon et le recrutement des batteux supplémentaires sont à la charge des exploitants. Dans la plaine de Saône, les fermiers battent le rappel des saisonniers. À Saint-Georges-de-Reneins, dans les années 1920, c'est la Maison de l'ouvrier agricole de Belleville qui recrute pour eux la main-d'œuvre nécessaire. Dans les petites fermes, l'entraide entre voisins est de rigueur. Sur la commune de Cenves, « la machine nouvelle exigea de nombreux servants et la troupe des quatre, six ou huit batteurs d'autrefois dut être considérablement renforcée. Pas moins de vingt personnes s'empressèrent auprès de sa bourdonnante mécanique et là encore la vieille entr'aide fut mise à contribution. Hommes et femmes de tout un quartier se rassemblèrent en ce temps autour de la nouvelle invention ».

    « Avec les machines, toutes ces tâches ne constituaient plus une épreuve mémorable, ni leur fin un événement […], toute une série de fêtes et de traditions populaires devinrent des pratiques dénuées de sens ou furent purement et simplement abandonnées ». Dans ses travaux sur la modernisation des campagnes françaises de la fin du XIXe siècle, Eugen Weber rend le progrès technique systématiquement responsable de la perte des valeurs traditionnelles de la communauté paysanne. La diffusion du machinisme n'a pas toujours entraîné une aliénation des pratiques culturelles communautaires. À l'instar du dépiquage au fléau, le battage à la vapeur devient le théâtre d'une sociabilité très dense. Comme le cabaret, la messe ou la forge, la batteuse est une « pourvoyeuse de sociabilité » : « ça faisait en quelque sorte une réunion, une réunion de gens qui se connaissaient tous, et, en plus, c'était la récolte qui était sauvée, cette récolte qu'il avait fallu ramasser, défendre comme on avait pu ». Son arrivée dans une ferme ou un hameau suscite une vive émotion. Marius Champailler évoque bien cette ambiance festive : « oh ! c'était une batteuse entraînée par une locomobile, une machine à vapeur. Nous, les enfants, nous aimions bien cette machine à vapeur, elle sifflait, elle sifflait, et oui nous aimions bien cela ». Même chose dans les Monts du Lyonnais, où « le jour de la batteuse, bien que le travail soit dur, était considéré comme jour de fête, car c'était le couronnement de toute une année de travail ». On l'aura compris, le battage est un moment fort, une épreuve initiatique pour la jeune génération, une entrée obligée dans le monde adulte et paysan. Les jeunes gens peuvent y exhiber fièrement leur force et leur dextérité. Chacun tient soigneusement son rôle. Les hommes sont à leur poste autour de la batteuse, tandis que les femmes délient les gerbes, servent à boire au son du sifflet de la « loco » et s'affairent aux cuisines. La nourriture prend une dimension importante. La journée de travail est rythmée par de nombreuses pauses : de la soupe aux choux de six heures le matin au copieux dîner du soir. Gare au fermier qui nourrit mal ses batteux ! L'abondance des mets fait oublier la maigreur quotidienne. Dans les Monts du Lyonnais, les repas de la batteuse sont généralement constitués de la sorte : soupe, pot-au-feu, pommes de terre, viande rôtie (poulet ou veau), fromage, le tout largement arrosé de vin et de café. Comme le souligne très justement Christian Anxe, « même les maîtresses de maison les plus pingres n'hésitent alors pas à mettre sur la table des montagnes de nourriture arrosées de grands verres de vin afin de ne pas affronter l'opprobre des batteux affamés ». Ces repas sont aussi l'occasion d'interminables joutes chansonnières : à Saint-Igny-de-Vers, aux frontières du Charolais, les batteux entonnent joyeusement la « Valse brune », « Gentille alouette », « La passagère » ou encore « Montagnes, Pyrénées, vous êtes mes amours ». Le vin et la goutte aidant, les langues se délient. Les soirs de batteuse résonnent des souvenirs de jeunesse des plus anciens : nostalgie d'un « tambour » vétéran de Crimée, évocation des sanglants combats de Nuits-Saint-Georges par d'anciens mobiles beaujolais, histoires de chasses extraordinaires, etc.

    * * *

    Cette étude, encore imparfaite sous de nombreux aspects, s'est attachée à repérer les principales phases de la mécanisation du battage dans le Rhône. Tout au long du XIXe siècle, les exploitations rhodaniennes voient se succéder ou se compléter une multitude d'outils à dépiquer le blé : verge, fléau, rouleau, batteuse à manivelle, manège à chevaux, trépigneuse, locomobile à vapeur. Ces instruments sont néanmoins très inégalement connus et employés sur l'ensemble du territoire. Les outils les plus archaïques restent d'un usage courant dans beaucoup de cantons viticoles et montagnards. D'autres communes, moins reculées, restent pourtant réfractaires au changement. Le poids répulsif de traditions techniques comme le rouleau à dépiquer demeure ici décisif. Enfin, les plaines agricoles s'érigent en véritables zones témoins pour l'utilisation et la diffusion de nouveaux matériels. Introduite finalement assez tôt, dès le milieu du XIXe siècle, la batteuse à vapeur reste un vecteur déterminant du progrès technique agricole. Son utilisation et son entretien permettent à des générations de paysans de découvrir et de se familiariser avec le machinisme agricole.

    En 1914, date butoir de ce présent article, la « révolution machiniste » est néanmoins largement inachevée, ceci malgré l'apparition des premiers moteurs agricoles à essence. Entre 1897 et 1910, les comices rhodaniens récompensent déjà treize moteurs agricoles. Pas forcément utilisé pour le battage des grains, le moteur auxiliaire s'inscrit pourtant dans cette lente transformation des campagnes du début du XXe siècle. Mais cette seconde révolution technique, celle du fuel-oil et de l'électricité, n'arrivera à maturité que plus tard, vers <st1:metricconverter productid="1919. C" w:st="on">1919. C</st1:metricconverter>'est alors qu'apparaissent les premiers tracteurs sur les aires de battages. À Poule-les-Écharmeaux, M. Longefay, entrepreneur de battages reconverti dans la mécanique agricole, distribue dans les communes environnantes ses tracteurs montés sur châssis Fordson et entraînés par des moteurs CLM, Compagnie lilloise moteurs. Ils remplacent lentement les vieilles chaudières essoufflées… À cette époque, les comices agricoles de Lyon, du Beaujolais et du haut Beaujolais récompensent aussi les propriétaires avant-gardistes de tracteurs. Peu maniables, fragiles et gros consommateurs de carburant, ces lourds mastodontes s'imposeront finalement mal dans la région rhodanienne, où la propriété reste encore largement morcelée. Il faut attendre les années 1950… Mais ceci est déjà une autre histoire, dans laquelle Osman Gasnier « devinait confusément qu'une profonde mutation était en train de s'opérer, au détriment des hommes de sa condition », les paysans-prolétaires.

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    RURALIA (Revue de l’Association des Ruralistes Français)


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