• LE CADEAU EMPOISONNE DES TAINOS (le tabac)

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    Originaire d’Amérique, le tabac a connu une diffusion extraordinairement rapide depuis son introduction en Europe au XVI° siècle. Malgré certaines résistances initiales, son usage s’est constitué très tôt en art de vivre. La consommation de tabac, aujourd’hui controversée, est devenue un véritable fait de société qui tient une place importante dans la vie économique et sociale de la majeure partie de la population mondiale.

     

    En l’an 1492, le 12 octobre, alors qu’il est, et restera persuadé d’avoir atteint les Indes, Christophe Colomb aborde avec trois caravelles, la Pinta, La Nina et la Santa Maria, un ilot de l’archipel des Bahamas qu’il baptise San Salvador, les habitants que le navigateur appelle obligatoirement Indos sont, en réalité des Taïnos (*), de langue Aranak, venus de l’Orenoque et qui appellent leur ile : Guanahani. « Nus tous très bien faits, très beaux de corps, très avenant de visage, le front et la tête très larges, les yeux très beaux et non petits, les jambes droites, le ventre plat » tels les décrit Colomb.

    Il leur donne quelques bonnets rouges, quelques perles de verre et beaucoup d’autre chose « de peu de valeur » note le Génois, plutôt radin…

     

    Ses marins, eux, remarquent très vite que les indigènes portent fréquemment à la bouche des touffes d’herbe qu’ils allument d’un tison et dont ils aspirent goulûment la fumée. Ces populations indiennes parent ces plantes de vertus curatives et de pouvoirs magiques ou les considèrent simplement comme dispensatrices de plaisir. Avec étonnement, ils constatent que, selon les tribus, séchées, ces plantes sont fumées dans des pipes ou, sous la forme de cigarettes rustiques, elles sont chiquées, prisées, voire mangées ou bues en décoction. Curiosité oblige, nos hommes les imitent et y trouvent plaisir et « vertu reposante ». Souvenir de leurs découvertes, ils ramènent en Europe des échantillons de l’herbe qu’ils appellent «Tobacco » du non de la canne dont indigènes se servent pour fumer.

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    Pourtant, si la consommation de tabac se répand parmi les marins et dans quelques ports, la plante ne suscite longtemps en Europe qu’un intérêt botanique : des graines de tabac sont plantées en 1554 en Belgique, en 1556 en France (où elles ont été apportées par André Thevet, moine cordelier, de retour du Brésil), en 1558 dans les jardins du roi à Lisbonne et en 1559 en Espagne.

     

    Le Français Jean Nicot, s’il n’est pas réellement l’introducteur du tabac en France, est celui qui va lancer la mode. En 1560, alors qu’il séjourne comme ambassadeur à Lisbonne, il entend parler de cette plante médicinale. Il assure qu’elle agit comme onguent miraculeux sur les ulcères et les blessures et expédie du tabac en poudre A Catherine de Médicis pour soulager ses migraines. Grâce aux vertus médicinales qu’on lui reconnait, la plante fait fureur auprès de la cour. On la respire, on la fume, on la suce, on la boit en décoction.

     

    La culture du tabac se développe aux XVII° et XVIII° siècles. Les esclaves noirs fournissent la main d’œuvre nécessaire aux plantations françaises et anglaises en Amérique du Nord (Louisiane, Virginie, Caroline, etc.), aux Antilles et à Cuba, avant que la plante soit acclimatée en Europe.

     

    Les gens de cour du XVII° siècle mêlent le tabac à leurs plaisirs favoris, et dès lors, en poudre, il devient un produit précieux et va créer l’usage de la tabatière, souvent objet de luxe très recherché où l’or et les pierres précieuses font office de décoration. A l’autre extrémité de l’échelle sociale, le tabac est consommé en carottes et devient la chique des matelots, tandis que les soldats de Louis XIV reçoivent le premier « tabac de troupe » qu’adopteront bientôt l’Autriche, la Hongrie et la Suède.

    Au cours du XIX° siècle, la consommation de tabac va presque quintupler du fait de l’augmentation du niveau de vie, de l’amélioration de la qualité des plantes et de l’apparition de nouvelles façons de fumer (évolution de la pipe, découverte en Espagne par les soldats de Napoléons des cigarettes, appelées « papelillos », les cigares cubains sont importés à partir de 1844).

    Avant les 24 000 tonnes consommées en 1870, 17 000 tonnes sont déjà produites par les manufactures françaises en 1785 et les intérêts commerciaux vont bientôt s’afficher. Il n’est pas difficile de les voir, encore aujourd’hui, s’opposer aux exigences de la lutte antitabac mais ils datent pour le moins de deux siècles.

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    Les chimistes se sont penchés très vite sur la plante importée ; Lémery mentionne en 1696, la production d’une huile vénéneuse par distillation sèche des feuilles de tabac tandis qu’un médecin florentin met en exergue, en 1752, « l’oleum tabacci », comme poison violent. Signalée dès 1809, isolée en 1823, une substance que l’on baptisera nicotine est considérée comme un toxique très violent : Une ou deux gouttes sur la langue ou l’œil d’un chien provoque la mort immédiate. Sur l’intestin, le système nerveux central, les secrétions et les muscles, ses actions sont complexe et généralement biphasique : excitante d’abord, paralysantes ensuite «  écrivent René Truhaut et Jean Michel Jouany dans l’Encyclopédia Universalis.

     

    Ce sont les cigarettes qui vont prendre, dès 1842, le relais de la distribution du poison à grande échelle. Alors que la prise a été le principale mode de consommation du tabac pendant l’Ancien Régime, en 1870 elle ne représente plus en France que le quart de la consommation totale. Cette habitude va encore diminuer dans de notables proportions, sous la double influence des guerres (de Crimée, de 1870 et surtout celle de 1914-1918) qui généralisent l’usage de la cigarette dans les classes populaires et de l’anglomanie qui impose le cigare dans les classes aisées. De 10 milliards en 1923, la production mondiale est passée à 19 milliards de cigarettes en 1940. Après un ralentissement dû à la guerre, c’est l’explosion : 4 600 milliards de cigarettes sont manufacturées en 1982 et depuis, en Europe, seulement plus de deux milliards et demi de cigarettes sont allumées chaque jour…

     

    En dépit des cris d’alarmes des scientifiques, démontrant la nocivité des substances cancérigènes ou toxiques du tabac (environ 3 millions de morts par ans dans le monde, 50 à 60 000 en France) la réaction a été lente à se manifester. Et il faut bien revenir ici aux aspects « gros sous » du problème qui se situe au niveau de l’Etat et donne un caractère bien alambiqué à toutes les croisades nationales entreprises. Les causes de cette ambiguïté ne datent pas d’aujourd’hui.

     

    En 1629, pour protéger les planteurs nationaux, Richelieu taxe le tabac importé. La consommation s’accroit de manière importante ; les riches prisent, les autres chiquent ou fument la pipe. Pour profiter de cette demande, Colbert crée en 1674 un impôt direct par le biais d’une administration privée, confiée à un particulier après adjudication, appelée Ferme du Tabac.

     

    Le fermier bénéficie d’un monopole des ventes à l’intérieur du royaume (la culture ainsi que l’exportation restent libres) et verse une somme forfaitaire au Trésor en échange du droit de percevoir les taxes pour son propre compte. En 1681, la Ferme du Tabac est supprimée et rattachée à la Ferme Générale ; en 1697, elle est rétablie avec un monopole accru : la liberté de culture ne subsiste que dans quelques localités. En 1718, une tentative de libéralisation du commerce échoue du fait de la fraude, et, en 1721 le pouvoir royale restaure définitivement le monopole de la ferme.

     

    Conséquence d’une taxation lourde, les ressources de la Ferme augmentent durant l’Ancien Régime, les contrebandiers sévissent en dépit d’un appareil répressif rigoureux. Ils font passer ce que l’on appelle le « faux tabac » ; ainsi Louis Mandrin, le plus fameux d’entre eux, mourra roué sur la place publique de Valence, le 26 mai 1755. Supprimé en 1791 sous la Révolution, les monopoles sur le tabac seront rétablis en 1811 par Napoléon I°. Puis, en 1926 ils sont gérés par le Service d’Exploitation Industrielle des Tabacs et Allumettes : la SEITA.

     

    A connaître le gargantuesque pourcentage d’impôts prélevé dur le tabac, on peut évaluer le « remords’ à devoir se priver d’une telle manne. Et pourtant, il faut mettre en regard, en sus des vies humaines perdues, le poids colossal des dépenses de santé engagées. Car les fumeurs ne sont pas seules victimes (que l’on pourrait appeler « consentantes ») de la passion tabagique. Leurs enfants, leurs voisins, leurs collègues de travail « bénéficient » de ce que les chercheurs appellent la fumée « latérale » diffuse dans l’atmosphère et y régnant à l’instar des particules dispersées par les aérosols. Or, il est prouvé qu’un grand nombre de composés toxiques demeurés ainsi dans l’environnement sont plus nocifs encore que ceux absorbés et, le plus souvent, aussitôt rejetés par le fumeur lui-même. Alors, fumeur = meurtrier sans le savoir ? Il faut le lui dire.

     

    Bien sûr, ces dernières années des efforts important ont été accomplis dans le domaine de la prévention. La Mutualité y a pris sa part. Certaines mesures ont été édictées pour la protection individuelle : la loi Veil en 1976, la loi Evin contre le tabagisme et l’alcoolisme en 1993. La visée du texte de cette dernière est la diminution, notamment pour le tabac, de la consommation en France via l’interdiction totale de la publicité du tabac et la suppression de parrainages des compétions et de l’aide à tous les sports ainsi qu’une réglementation interdisant de fumer dans les entreprises et les lieux publics.

     

    Si elle a montré certaines limites quant au respect de la réglementation dans les entreprises et la restauration, elle a eu le mérite de dénoncer les risques de ce fléau, même si l’on attend toujours des actions volontaires en matière de prévention. Il est indéniable que l’image sociale du tabac s’est radicalement modifiée au cours de ces dernières années et qu’en France la consommation de tabac est en diminution. Pour preuve, les Français ont fumé 88,3 milliards de cigarettes en 1995, contre 90,1 milliards l’année précédente et 97, 1 milliard en 1991, soit une baisse de près de 10%.

    Par ailleurs, le coût des cigarettes jugé trop élevé, en particulier par les jeunes, est un élément dissuasif. Il existerait bel et bien un lien direct entre baisse de la consommation et augmentation du prix des cigarettes. Les fabricants estiment en effet qu’en cinq ans, le prix de la cigarette a augmenté de plus de 77%.

     

    En matière de lutte contre le tabagisme et ses ravages, des mesures dissuasives seules ne suffisent pas. La rechercher médicale a nettement défini le problème d’accoutumance et situé le tabagisme au niveau de la toxicomanie. Mais fumer, n’est pas seulement satisfaire un besoin, c’est aussi, souvent sacrifier à un rituel. La main au paquet de cigarettes se retrouve liée à des moments précis ou à d’autres gestes : prendre le café, s’asseoir devant la télévision, téléphoner ou se lever de son bureau. Le fumeur désireux de ne plus fumer doit se débarrasser de ses automatismes et savoir que s’arrêter de fumer est un  processus lent, lié aux phénomènes de dépendance et assujetti à une évolution intérieure dont les résultats sont parfois assez mystérieux.

     

    La meilleure thérapie du fumeur n’est pas la seule volonté, elle exige d’abord une profonde motivation et les médias ont ici toute leur nécessité. Mais dur, dur de se séparer du cadeau des Taïnos.

     

    (*) : cf. Jacques Attali dans son ouvrage « 1492 » publié chez Fayard.

     

    Bulletin LA TUTELAIRE, numéro de Novembre 1997.

     

    Voir aussi http://lettre-cdf.revues.org/278

     

    EN FRANCE :

    La production industrielle de tabac en France a débuté en 1637 à l'abbaye Clairac. Elle s'est vite développée. Séchoirs et bâtiments en témoignent

    Clairac (47), berceau de la production du tabac en France

    La main-d'œuvre féminine a marqué l'histoire des manufactures. 

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    Si le moine cordelier André Thévet, de retour du Brésil, le cultive apparemment dans les environs de sa ville natale d'Angoulême, en 1556, c'est bien à l'abbaye de Clairac, en 1637, que ce dernier donne judicieusement le coup d'envoi de la production industrielle du tabac en France.

    Sept ans après la mise en place d'une taxe, par le cardinal Richelieu, sur l'importation ce « pétun » venu du bout du monde. Jean Nicot, lui, restera dans l'histoire comme celui qui en 1560 l'a introduit sur le territoire, sous forme de poudre envoyée du Portugal, où l'ambassadeur était en poste, à destination de Catherine de MédicisÂ…

    « Très vite, à Clairac et Saint-Léger notamment, les petits propriétaires ont trouvé cette plante intéressante. À l'époque, on prêtait aussi des vertus à l'eau des environs, mais peut-être n'est-ce qu'une légende », évoque Alain Glayroux, coauteur, avec Bernard Lareynie, de la revue d'histoire locale « La Mémoire du fleuve. »

    Main-d’œuvre féminine

    « La production s'est rapidement organisée. Les femmes, en raison de leur supposée dextérité, ont vite représenté une main-d’œuvre toute trouvée », poursuit l'ancien salarié de la Seita. La tabaculture a rapidement explosé dans la vallée de la Garonne et celle du Lot. Elle permet de produire tout d'abord des cigares, du tabac à priser ou des « carottes » à chiquer. Viendront ensuite le tabac à pipe puis la cigarette.

    À Tonneins, une des 11 manufactures royales des tabacs sera construite, au bord du fleuve pour permettre le transit des marchandises. « Les plans remontent à 1831, rappelle Alain Glayroux. Après la Révolution, l'État a organisé la filière, génératrice de revenus, et décrété son monopole. » Dans les murs de la manufacture tonneinquaise, un millier d'ouvrières s'affairaient.

    Manufacture royale

    Ces dernières pensaient même à nourrir les chats pour qu'ils restent à proximité et chassent les rongeurs qui attaquaient les balles de tabac. Malgré ces efforts, « les inondations répétitives et l'insalubrité ont conduit au transfert de la Manu vers le centre-ville, non loin de la gare de Tonneins ». La décision a été prise en 1866, les bâtiments achevés en 1871, à la fin de la guerre franco-prusse. Plus moderne, elle ne nécessite pas autant d'employés mais en a compté jusqu'à 500, sans les emplois induits, jusqu'à l'annonce, le 10 novembre 1998, de la fermeture de la Manu et de la Direction régionale de la distribution (DRD) au 31 décembre 2000. Aujourd'hui, les bâtiments témoignent encore de ce passé glorieux tout comme les centres de fermentation d'Aiguillon,Damazan même s'il a en partie brûlé, Villeneuve ou encore Marmande qui hébergeait la Direction des tabacs. Des centaines de séchoirs, aussi, ont façonné le paysage.

    La filière résiste

    À la grande époque industrielle, « il y avait plus de 1 000 hectares de tabac dans le département », assure Étienne Van Gestel, tabaculteur néracais et président de Tabac Adour Garonne, coopérative qui, sur cinq départements (47, 33, 40, 64 et 65), réunit 300 producteurs qui cultivent quelque 700 hectares.

    Pour le professionnel, « les besoins en main-d’œuvre et la baisse de la démographie agricole » ont contribué au déclin de la production. La fin du découplage des aides et la baisse des prix n'ont pas aidé non plusÂ… Aujourd'hui, Burley (70 %) et Virginie (30 %) sont encore cultivés. Le brun, lui, a presque disparu.

     

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    Heureusement, Traditab, société tonneinquaise qui s'est lancée dans la production de son propre tabac à rouler, le 1637, représente « des débouchés appréciables et une valorisation » d'une partie de la production de la coopérative. Et si l'avenir « est compliqué », selon Étienne Van Gestel, « la modernisation » permettra aux tabaculteurs de perpétuer une tradition vieille de près de quatre siècles.

                     Journal SUD OUEST du mercredi 12 novembre 2014


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