• LE LOUP A LA FIN DU XIX° SIECLE

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    Le ministère de l’agriculture vient de publier une curieuse statistique, celle des loups tués en France pendant l’année 1893. Elle est de nature à surprendre bon nombre de citadins qui s’imaginent volontiers que sur notre territoire cadastré et morcelé, il n’y a plus de place pour un animal dédaigné même des petits enfants « fin de siècle ». Demandez en effet, à brûle-pourpoint, à un ami ou à un voisin combien il suppose qu’on tue de loups en France, bon an mal an. Je serai surpris s’il vous ne répond pas : « Peuh ! Une dizaine sans doute, mettons quinze à vingt dans les hivers les plus vigoureux. »

    Dans un hiver tout récent, relativement fort doux, on a tué 515 loups, qui se décomposent en : 268 louveteaux, 241 loups ou louves, et 6 louves prêtes à mettre bas. Remarquez qu’il ne s’agit que d’un chiffre minimum, car la statistique ne comprend que les animaux pour lesquels on a réclamé la prime, laquelle s’obtient en envoyant à la sous-préfecture ou la préfecture voisine les deux oreilles et la patte de devant de la bête abattue ;

    La surprise augmenterait si l’on cherchait à dévoiler la répartition des loups par région. Assurément on serait porté à croire que la région montagneuse du Centre : Puy-de-Dôme, Cantal, Corrèze, en fournit le plus grand nombre, et qu’ensuite les Pyrénées et les Alpes viennent au second rang, pas du tout !

    Le Puy-de-Dôme n’a que 5 loups au tableau, Le Cantal 2 seulement, chiffres humiliants, tandis que la Dordogne présente des totaux 10 fois plus forts. Considérée dans son ensemble cette nomenclature nous prouve que l’animal qui fut le cauchemar de nos pères et inspira à La Fontaine tant de jolies fables, n’est pas encore tout à fait sur le point de rejoindre dans les vieilles lunes de l’oubli «  le mégathérium » et «  l’ours des cavernes ».

    Pourtant nous touchons à ce point précis de notre histoire naturelle nationale où le loup, après avoir été un objet de terreur, ne sera plus qu’un objet de curiosité, comme le lynx dont on a vu un spécimen, il y a deux ans, dans je ne sais plus quel département, et comme l’ours, dont on tue, parait-il encore u à deux exemplaires par an dans la forêt de Doussard près Anncey (Haute-Savoie). Les hommes de mon âge, qui ont eu comme moi la chance d’avoir, enfants, un grand-père très vieux et très conteur, peuvent se souvenir de la dégénérescence du type de loup à travers les légendes enfantines. Autrefois il n’y avait pas un bon conte sans un loup ou quelques louveteaux comme personnages principaux. Point n’était besoin de remonter au « Petit Chaperon rouge ». Je me souviens d’un certain loup blanc qui revenait périodiquement derrière ceux du héros de Charles Perrault.

    Le loup blanc finissait cependant par être régulièrement étranglé par un chien, fidèle ami de la famille. Ainsi la morale triomphait et le brigand recevait la juste punition à ses crimes.

    Quelquefois le narrateur fermait l’ère des légendes pour se faire historien. Il me disait alors la fin tragique d’un vrai loup qu’il avait tué lui-même, entre Aubières et le Petit-Pérignat ; avec du simple plomb de lièvre. Un loup !  Ce n’était pas beaucoup pour une existence entière de chasseur, et quel chasseur ! Le plus intrépide qui ait battu pendant quarante années les versants des monts Dôme.

    Mais ce loup-là au moins était authentique. Sa peau avait servi de tapis à la maison pendant un nombre de lustres respectable, et j’aurai pu la voir et la toucher moi-même si j’avais eu le bon esprit de naître plus tôt. Malheureusement un petit chien avait achevé de la déchirer, en jouant quelque dix ans avant ma naissance.

    Quand mon vieux grand-père ; retraçant les péripéties de sa chasse célèbre, faisait le geste d’épauler et, la main droite derrière l’oreille, le bras gauche allongé dans un tir imaginaire, lançait un « poum ! » à faire trembler les vitres, je sentais un petit frisson héroïque me remuer les moelles en songeant que j’étais de la souche d’un pareil héros. Pour peu j’en aurais entamé la « La Marseillaise », si ç’avait été la mode à cette époque et…si je l’avais sue.

    La destinée cruelle n’a pas voulu que je marchasse sur des traces aussi glorieuses. Dans toute ma carrière, pourtant assez mouvementée, je n’ai pas eu la chance de rencontrer un seul loup vivant, en dehors des ménageries ; mais j’en ai vu un mort. Je me hâte de le dire, pour avoir à mon tour l’air de quelque chose, pendant qu’il en est temps encore, auprès de mes petits-enfants.

    C’était au cœur de l’hiver de 1870, à Saint-Flour. Pendant que je regardais les mains dans mes culottes de moutard, les mobilisés piétiner la neige du foirail, des paysans apportèrent sur un grand diable de cheval un loup tué le matin même dans une forêt voisine. Attaché par les pattes de derrière à l’arçon de la selle, sa tête balayait la neige du chemin et y laissait par place une trace sanglante. C’était un maître loup. Le cheval écumait sous la charge est j’eus pour la première fois et la dernière fois depuis lors, la sensation qu’un loup était bien réellement un animal à part, d’aspect personnel, et non un chien ayant eu des malheurs, quelque chose comme un anarchiste de la race canine.

    Le loup en question n’eut même pas un succès d’estime. Les mobilisés détournèrent à peine la tête. Les commères qui étaient sorties refermèrent leurs portes, et les paysans, en attendant l’ouverture des bureaux de la sous-préfecture, allèrent prendre une bouteille d’acompte. Bientôt je fus seul avec le monstre.

    Je lui soulevais d’abord prudemment les oreilles avec une petite branches de fagot trouvée là, puis je lui arrachai quelques poils de la queue, comme souvenirs ; enfin, encouragé par les allures tranquilles de l’ennemi et voulant lui témoigner en une fois tout mon mépris, je lui enfonçai la petite branche…non j’aime mieux ne pas vous dire où je l’enfonçai. Assurément je ne l’aurais pas placée là si la bête eût été vivante.

     

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    Quand je songe, à plus de vingt ans d’intervalle, c’était mince comme exploit ; mais nos neveux ne pourront même plus en  accomplir de pareil, à moins de faire le voyage de la Dordogne. Malgré les 515 victimes de la récente statistique quelque chose me crie : « Les loups se meurent, les loups sont morts ».

     

    Encore quelques chemins de fer et quelques téléphones et l’espèce devra être entretenue à grands frais, comme le cerf dans les forêts de l’ Etat.

    Les moutons y gagneront, mais le pittoresque y perdra. Dans cent ans, que raconteront au coin du feu les grands-pères à leurs petits-enfants ? On aura beau parler du loup, on n’en verra plus la queue d’un !

    G.T (1895)


  • Commentaires

    1
    Alice Abacète
    Mercredi 26 Mars 2014 à 19:14
    C'était un plaisir de vous lire !
      • TESTENOIRE Profil de TESTENOIRE
        Mardi 1er Avril 2014 à 14:28
        Merci
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