• MESSIDOR (poème)

     

    Messidor

     

    Ils s’en viennent d’Albi, de Carmeaux, de Valence,

    De Cordes… Chevaliers Errants de la moisson,

    Ils vont où les blés mûrs que la brise balance

    Entre-choquent leurs lourds épis dans un frisson.

    Chacun de moissonné d’abord son coin de terre,

    Faire son petit gerbier au bout du petit champ,

    Puis laissant au logis ses marmots et leur mère,

    S’est mis en route, un soir, vers le soleil couchant.

     

    Sous le feutre poudreux et la blouse pâlie,

    Et le vieux pantalon de toile rapiécé,

    Ils vont, ayant au cœur cette mélancolie

    Que nous donne toujours le foyer délaissé.

    Leur bagage est léger : une chemise blanche,

    De gros souliers aux clous nouvellement plantés,

    Et la cravate rouge orgueil de leur dimanche,

    Et la faucille courbe aux bleuâtres clartés.

    Ils montent lentement, étape par étape,

    Vers nos plateaux tardifs où les seigles mouvants

    Étalent au soleil leur ondoyante nappe,

    Qui creuse de plis sous l’haleine des vents…

     

    A la première grange est leur première auberge.

    Parfois même, trouvant qu’on est mieux au grand air,

    Ils s’endorment, couchés mollement sur la berge,

    En regardant Vénus monter dans le ciel clair.

    Et quels rêves alors ! est-ce que chaque étoile

    N’est pas beau sou neuf qu’ils gagneront demain ?

    Et quel doux bruit fera, dans leur bourse de toile,

    La lune, - un vieil écu large à remplir la main !...

     

    Le coq chante : Debout ! – Dans la clarté tremblante

    De l’aube, les épis, de larmes tout baignés,

    S’inclinent sous leur poids, avec la plainte lente

    De martyrs innocents à la mort résignés :

    « Viens ! disent-ils de loin au laboureur avide ;

    Viens ! la pluie et le vent, la terre et le soleil

    Nous ont si bien nourris, qu’aucun de nous n’est vide,

    Et que nous te ferons un mont de grain vermeil… »

     

    Et – noyé dans le chaume, ayant juste leurs têtes

    Au niveau des flots d’or d’où l’alouette fuit -

    Les moissonneurs ployés, montrant leurs dos de bêtes,

    Couchent dans les sillons le chaume qui reluit.

    Et les coquelicots saignent dans les javelles ;

    Le soleil dans les reins met des pointes de feu ;

    E l’on entend l’appel plaintif des bartavelles

    Emmenant leurs poussins là-bas vers le bois bleu…

    De temps en temps, un front ruisselant se redresse ;

    Le maître-moissonneur de ses yeux assoupis

    Regarde s’avancer sa troupe qui se presse,

    Puis se replonge encor dans ce grand flot d’épis…

     

    Ah ! ceux-là sont heureux – faucheurs, faneurs, bergères –

    Qui, le long des ruisseaux ou le long des forêts,

    Travaillent en chantant sous les ombres légères,

    Boivent l’eau de la source, ou, dans la cruche en grès

    Qu’abrite du soleil l’herbe fraîche coupée,

    Trouvent, lorsque l’effort amollit leur vigueur,

    Le vin rouge qui met, d’une seule lampée,

    La fraîcheur à la bouche et l’énergie au cœur.

    Plaignez les moissonneurs sur les plateaux sans ombre,

    Brûlés par la chaleur du soleil et du sol,

    Qui sous un ciel d’azur, gardent une âme sombre

    Et n’ont pas de refrain à lancer à plein vol !

    Plaignez surtout, plaignez les femmes et les filles

    Qui suivent sur les monts leur père et mari,

    Et, la sueur au front et le sang aux chevilles,

    Sur leurs genoux lassés penchent leu sein flétri !

     

    Ah ! poète, qui vas, livre en main, sous les chênes,

    Rêvant d’amour naïf et d’idylle en plein champ,

    Dis-moi si les forçats portent plus rudes chaînes,

    Si l’homme est quelque part plus dur et plus méchant,

    Si quelque part la femme, au labeur condamnée,

    Vierge ou mère arrachée à ses rêves charmants,

    Voit plus brutalement sa grâce moissonnée, -

    Et maudit avec moi les faiseurs de romans !...

     

    Les seigles sont tombés, mais le froment se dore.

    Allons ! plus loin ! Adieu, genêts du Ségala ;

    Voici la Causse immense, allons ! plus loin encore !

    Sévérac est passé, mais la Lozère est là…

    Et l’on s’en va courir après l’avoine bleue,

    Qui secoue au soleil ses grelots d’argent fin ;

    Puis- le dernier épi de la dernière queue

    Dans le dernier sillon – on s’en retourne enfin.

    Car au vallon déjà les grappes vermeilles,

    Les marrons et les noix courbent les rameaux d’or ;

    Il faut cercler les fûts et tresser les corbeilles :

    Messidor est fini, salut à Fructidor !

     

    Et les voilà qui, seul deux à deux ou par bandes,

    Retroussant sur leurs fronts brunis leurs grands chapeaux,

    A travers les forêts, les combes et les landes,

    S’en reviennent, joyeux sous leur blouse en lambeaux.

    Si le corps est fourbu, le gousset carillonne :

    Les petits et l’aïeul auront du feu l’hiver,

    - Pourvu qu’au cabaret dont la vitre rayonne

    Sous le balancement d’un rameau de houx vert,

    On n’aille pas, devant le vin frais qui pétille,

    Écouter les conseils de la soif et du jeu,

    Ni faire du corsage entr’ouvert d’une fille

    Le creuset où fond l’or comme la cire au feu.

    Prends garde, moissonneur ! la bouteille est perfide

    Quand la tête est brûlante et les jarrets lassées ;

    Reprend ton gros bâton avant qu’elle soit vide,

    Écoute dans ton cœur la voix qui dit : « Assez ! »

    Songe que l’on t’attend là-bas, et qu’on regarde

    Longuement le chemin qu’au départ tu suivis :

    Tu fus laborieux ; soit économe ; et garde

    Tes baisers et ton or pour ta femme et tes fils.

     

                       François Fabié


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