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Par TESTENOIRE le 18 Avril 2016 à 11:42
SOUVENIRS DU FOREZ : LE CROZET
Il y a de telle contrées de la France qui sont comme en possession exclusive de nous faire goûter le charme des vieux souvenir.
Pèlerinages consacrés de la poésie, les âmes desséchées de ce siècle aiment à s’y aller rafraîchir aux brises du passé. Puis elles ne manquent pas de nous faire part de leurs émotions, d’écrire l’itinéraire de leur sainte. Qui n’a pas lu une foule de pages ravissantes sur la Bretagne ? Assurément nous ne prétendons pas discuter à cette noble terre les profondes sympathies qu’elle inspire ; mais pourquoi dédaignerions-nous les richesses de poésie que renferment souvent les ruines les plus ignorées de nos autres provinces ?
Quand la diligence de Lyon à Paris roule pesamment sur la route royale du Bourbonnais, à quatre lieues de la petite ville de Roanne, entre Changy et la Pacaudière, le voyageur, qui respire sur l’impérial la fraîcheur du soir, voit à sa gauche, sur la chaîne de collines élevée, une vieille tour se détacher solitaire au fond d’un ciel bas et grisâtre. A l’abri, derrière elle, se cache un bon vieux petit village aux maisons de bois, aux rue pavées et tortueuses, d’une naïveté primitive, d’une couleur frappante de moyen-âge. Héla ! Crozet était tout cela, du moins quand j’y ai passé mes belles années. Tout fier d’avoir porté autrefois le titre de ville, il étalait encore aux coups du temps les lambeaux de sa vieille ceinture de murailles flanquées de tours ; il voyait encore se dresser, imposant, bien que lézardé de crevasses profondes, le bizarre et immense polygone qui le protégeait comme une citadelle. On donne à cette ruine majestueuse, dont la destination serait difficile à préciser, le nom de château. Ses épaisses et hautes murailles n’ont pas de ciment extérieur et n’ont jamais été percées d’aucun jour ; elles enclosent un espace circulaire et découvert d’une centaine de pieds de diamètre ; c’est maintenant le jardin du sonneur. Au-dessous il y a, dit-on de mystérieux souterrains, où la crédulité populaire ne manque pas d’enfermer des trésors maudits. Je me souviens encore des rumeurs pleines d’effroi qu’excita l’entreprise hardie du bedeau, qui convoitait ces richesses illicites : il avait consulté une sorcière, et, sur ses instructions, lui et quelques âmes perdues, durant une des nuits les plus noires de l’automne, s’étaient affublés des ornements sacerdotaux ; la croix à la main, le goupillon et le sel bénit dans les mains, ils s’étaient introduits processionnellement dans la redoutable enceinte. Mais leurs évocations, leurs conjurations, leurs cercles magiques, ne produisirent pas l’effet désiré. Chacune se disait ensuite, en les montant du doigt, que les bruits étranges avaient effrayé leur audace sacrilège, qu’un chien noir leur était apparu, faisant les yeux dans l’ombre et poussant de rauques et sinistres aboiements. Le vieux et gigantesque donjon est flanqué au nord d’une tour plus mince, plus haute ; c’est au pied de cette tour, sur une roche escarpée à laquelle on arrive par un sentier étroit, que ce trouve percée l’unique porte du château : je n’ai jamais vu d’un aspect plus triste que cette entrée isolée et abrupte, où jamais le soleil ne donne, et d’où la vue ne peux s’étendre que sur un horizon borné qui saisit l’âme d’une indicible et insurmontable mélancolie. En face de vous, une colline roide et rocailleuse arrête brusquement votre regard ; dans l’une de ces anfractuosités, vous apercevez une chaumière délabrée et sans ombrage, c’est la maison du possédé. Au-dessous de vos pieds, à une grande profondeur, vous avez la sombre vallée de Gourtal et le bruissement monotone d’un torrent. C’est ici le lieu des apparitions, des bruits surnaturels, des chasses-malignes sinistre ébats des esprits de la nuit, bruyantes mascarades des sorciers et des lutins, où se confondent en un charivari épouvantable le miaulement des chats, le roulement des carrosses, le claquement des fouets, le ricanement des farfadets. Malheur au voyageur téméraire qui, entendant derrière lui ce brouhaha de l’enfer, se hasarderait à tourner la tête ! il se sentirait alors emporté en de violents tourbillons, enveloppé et étouffé dans une trame de toile immense, jusqu’à ce que son bonheur eût inspiré ou rappelé quelqu’une de ces bonnes formules captieuses qui mettent le diable à quia. Il est remarquable que, dans les contes populaires, le diable demeure toujours le nigaud. Il a bien payé la peine de son orgueil évangélique, le pauvre diable, le moyen-âge lui a infligé sans pitié sa mordante ironie ; il l’a revêtu de formes grotesques, il l’a bafoué, il l’a écrasé de ridicule, un enfant peut lui rire au nez. Ouvrez le Grand Albert à la page fatale, le diable va vous apparaître soudain hideux et difforme : « Que me veux-tu ? vous dira-t-il de sa bouche grimaçante. » Ne vous en laissez pas imposer, répondez tout simplement : « Je veux que tu épuises la mer avec un panier. » Et le diable sera capot, il s’en retournera confus le grand Jean de Nivelle. Nos grand’mères nous ont souvent répété, pour le besoin, ces bienheureuses formules qui lient la puissance de Lucifer ; car notre enfance, à nous Forésiens, a été bercée de contes diaboliques et de bien d’autre encore. Temps heureux et vraiment poétiques de l’existence, où sans se douter de ce que peut être la poésie, on la respire avec la vie, on en jouit comme l’air, comme le soleil.
A Crozet, elle était répandue partout, dans les bois, dans les vents, dans les chants du soir, dans les veillées d’hiver, et surtout dans les âmes bonnes et croyantes des habitants. Mes impressions les plus profondes, mes airs les plus aimés et les plus intimes, ceux que j’entends au-dedans de moi quand je suis triste, ceux que je chante quand je veux l’être, je les ai retenus des veillées de mon village. N’est-ce pas sous ces premières et puissantes influences que se forme une certaine portion de l’âme qui résiste à toutes les révolutions intérieures ? C’est comme, la liqueur odorante dont s’est imprégné un vase neuf. Le cœur se durcit plus tard au contact des choses et des hommes ; l’intelligence devient sévère ou dédaigneuse, on se croit mort aux suaves et naïves émotions ; mais qu’un chant natal, qu’une strophe de complainte pieuse, vous reviennent en souvenir, vous sentez se remuer jusqu’au fond de votre être ces secrètes sympathies que vous pensiez usées et qui vibrent encore. Je doute que l’enfance décolorée des nouveaux-venus de notre époque sceptique puisse se ménager pour l’avenir de pareilles émotions. Il n’y a plus maintenant ce qu’il y avait autrefois jusque dans les dernières extrémités du corps social tel que l’avait formé la foi catholique, une vie morale fortement constituée, une sève surabondante et vivace, dont il suffisait d’avoir nourri son âme pour en sentir longtemps la fraîcheur.
Dans ces veilles complaintes que les jeunes filles de Crozet chantent encore en brodant au tamis, vous trouveriez des trésors de mélodie et de sentiment, un parfum de tristesse rêveuse, quelque chose d’intime et infini dont l’écho vous demeure dans l’âme comme une voix lointaine venant des régions inconnues. Tantôt c’est la légende d’un pieux ermite, dont le tombeau se reconnait à une croix solitaire plantée sur les hauteurs de Saint-Bonnet-d’Ecart ; tantôt c’est l’histoire d’un farouche seigneur qui tyrannise cruellement ses vassaux. Il serait difficile d’entendre quelque chose de plus saisissant, de si triste à la fois et de si sauvage que le début de cette dernière complainte : Que l’on m’amèn’ ma grand’ cavale grise, etc. L’air est d’un effet musical frappant : vous avez vu subitement cette brutale figure de châtelain, vous avez frissonné à sa voix menaçante, vous avez entendu le hennissement de sa cavale indomptée. Cette image est désormais gravée en bronze dans vos souvenirs, rien ne saurait l’en effacer. Voulez-vous maintenant du tendre, du larmoyant, quelque chose qui vous rappelle le Lacrymosa du Dies irae ? vous aurez la délicieuse complainte de la jeune châtelaine, mariée depuis peu à un noble et beau chevalier ; elle l’a vu avec regret partit pour une guerre périlleuse. Au premier combat Sigefroy tombe percé d’une lance et est apporté mourant dans son château, où il expire incontinent ; la pauvre épouse l’ignore, on le lui a caché ; mais de sinistres pressentiments agitent son âme ; les apprêts des funérailles remplissent de rumeurs le manoir du défunt ; elle entend le retentissement des marteaux qui clouent la bière, les chants lointains des prêtres, les glas des cloches, et à chacun de ces bruits funèbres, c’est un couplet déchirant où la jeune châtelaine interroge sa mère qui calme ses craintes en la trompant. Ce chant, d’une simplicité antique, d’une mélancolie si suave, a souvent fait couler des larmes. Oh ! Pourquoi s’en vont-elles peu à peu ces touchantes complaintes de mon pays, pourquoi se flétrit-elle cette fleur de poésie que la religion échauffait au cœur du pauvre peuple, pourquoi s’effacent-elles chaque jour ces belles traditions d’un âge que beaucoup aiment sans le comprendre ? Aujourd’hui les jeunes filles de Crozet commencent à admettre la chanson politique, les pots-pourris érotiques et autres misérables rapsodies rimées que nos trouvères industriels répandent dans les campagnes. Le paysan n’aime plus autant la veillée qui réunissait le voisinage autour de son foyer : c’est brûler du bois pour chauffer autrui ; il préfère s’isoler dans son égoïsme. Trêve donc à ce doux échange de causeries qui rendait plus sociable, à ces histoires merveilleuses ou apitoyantes qui entretenaient l’horreur du mal et disposaient le cœur à la compassion. En vérité, la philosophie elle-même rougirait de ces réformes si elle les voyait appliquées au pauvre peuple des campagnes ! Les grandes routes où ses idées courent en poste, dessèchent la fraîcheur des âmes, comme elles ternissent la verdure des plantes. Partout où elle a pu faire germiner quelques-unes de ses maximes corrosives, on voit s’éteindre la vie morale, le sentiment, ce souffle divin qui fait deviner une intelligence immortelle sous les dehors les plus grossiers. La plus brute créature, la plus dure et la plus repoussante, c’est le paysan sans foi. Il n’y a rien en lui qui décèle une âme, si ce n’est peut-être la haine jalouse et forcenée qu’il a vouée à toute espèce de supériorité : j’ai fait plusieurs fois ces amères réflexion en m’apercevant du changement qui s’opère dans toutes les habitudes de mon pays natal. Crozet, cette bonne petite ville antique, cette relique oubliée d’un autre âge, tend aussi à se faire sa façon dix-neuvième siècle. Véritablement c’est un contre-sens choquant ; car si son intérieur devient autre, sa physionomie jusque-là est bien toujours la même, à part quelques ruines de plus qu’a faites le temps. Cette vieille maison gothique que vous voyez toute bariolée de briques de diverses couleurs, tout ornée à sa façade de médaillons sculptés représentant des bustes ou des emblèmes ; elle est telle encore que l’ont vue il y a dix ans Victor Hugo et Charles Nodier ; elle appartient à la famille de Tourville, et c’est là qu’est né Papon le juriste. Sur l’ogive d’une porte hérissée de pointes de fer, se lisent ces mots : Sileto et spera : c’était la prison. Au-dessus d’une autre, on a gravé cette sentence mystérieuse : Homo homini monstrum. De cette seigneuriale habitation, dit la chronique populaire, partaient des voies souterraines qui aboutissaient au Château Morand, noble et féodale demeure, où l’auteur du roman de l’Astrée, Honoré d’Urfé, vint épouser cette Diane si belle, qui ne lui donna pour enfants que des avortons informes et monstrueux.
J’ai parlé tout-à-l ’heure du passage de Victor Hugo à Crozet ; qu’on permette une courte anecdote comme peinture de mœurs. L’illustre poète eut pour cicérone le maître d’école du lieu ; cet excellent homme ne pouvait assez se féliciter d’avoir vu un auteur.
Quand il vint tout essoufflé d’admiration m’annoncer sa bonne fortune, on eût dit de quelqu’un qui qui aurait répété les paroles d’Henri IV : Pends-toi, brave Crillon, j’ai vu un auteur, et tu n’y étais pas. – Un savant, celui-là ! S’écria-t-il avec enthousiasme ; il a fait imprimer un ouvrage à dix-huit ans ; pensez donc ! » - Alors il avait en tête de faire ériger Crozet en commune ; il ne crut pas pouvoir mieux faire que de s’adresser au grand homme qu’il avait le bonheur de connaître : les grands hommes ne sont-ils pas tout-puissants ? Il lui écrivit donc une lettre à cette fin. Or comme il savait de latin quelque peu, il y mit cette pompeuse inscription : In litterarum republicâ omnipotenti. – C’est le dernier des Romains que cet homme d’une simplicité antique, les vieilles mœurs s’en iront avec lui. Qui sait si jusque-là la manie des restaurations ne viendra pas enlever même aux édifices leur sainte couleur de vétusté ? Chacun entend le progrès à sa manière. N’ai-je pas vu déjà des maisons auxquelles on a brutalement coupé leur toit pointu et les croisillons en pierre jaune de leurs fenêtres gothiques ? Tristes ravages du temps qui emporte ainsi, avec les heures dont se compose notre vie, tout ce qui alimente nos souvenirs ; vieux usages et vieux édifices, caractères et monuments, tout s’use sous sa marche pesante. Si du moins le mouvement irréligieux qui accélère depuis plus d’un siècle ce travail de destruction, mettait, à la place des ruines qu’il fait, quelque chose qui eût sa poésie, on s’effrayerait moins de ses réformes ; mais le cœur se resserre, l’âme se soulève de dégout en voyant la vie désenchantée, égoïste et brutale que la philosophie incrédule ferait au peuple, si elle réalisait jusqu’au bout ses funestes conséquences. Gloire et courage à ceux qui, s’efforçant de rattacher le passé à l’avenir, ne veulent de régénération que par cette sainte et vieille foi qui avait animé jusqu’ici la société d’une vie si puissante, si poétique ! Quand on aura enfin compris qu’il faut aux âmes des plus pauvres gens autre chose que ce parlage assourdissant de journalisme qu’on nomme politique, autre chose enfin que ce jargon sans autorité et sans âme qu’on décore du nom de morale ; quand on aura, dis-je compris tout cela, la question sociale se trouvera dégagée des incidents qui l’entravent ; les intelligences verront clairement qu’il ne s’agit pas d’autre chose que d’un retour sincère et effectif au catholicisme : alors le combat ne sera plus qu’entre les passions humaines et la force providentielle de Dieu.
Abbé DAUPHIN, Directeur au collège de Perron.
(Revue du Lyonnais n° 102)
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