• En MARGE DU 1° MAI : LA TRAGEDIE DE CLUSES

    OUVRIERS ABATTUS PAR LEURS PATRONS
     

    Illustration du 31juillet 1904 : Le Progrès Illustré

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    EN MARGE DU 1 MAI : LA TRAGEDIE DE CLUSES (1904)

     

    Le 1 mai 1904, des élections municipales ont lieu à Cluses. La liste modérée du maire sortant, Drompt, grand ami du fils Crettiez, s’oppose à la liste avancée, « socialiste » disent certains, conduite par le petit patron horloger Rannaz, maître de la loge maçonnique, et qui comprend plusieurs syndicalistes. Drompt l’emporte et ses adversaires manifestent leur mécontentement par des cortèges précédés du drapeau rouge, au chant de l’Internationale et de la Carmagnole. On conspue Claude Crettiez, le plus gros industriel de la ville.

     

    Le 7 mai, Crettiez, prétextant la baisse réelle des affaires, licencie sept ouvriers tous syndiqués. Les rapports officiels signalaient que le maire a encourager l’industriel à « ruiner le syndicat ». Le 10 mai, 42 ouvriers se mettent en grève. Crettiez continue de travailler avec les non-syndiqués et fait exécuter le surplus de l’ouvrage par ses façonniers d’Arâches. Les travailleurs sont divisés et leurs collègues syndicalistes les incitent à se joindre à eux.

     

    La fédération nationale de métallurgie envoie à Cluses un militant originaire de Dijon, nommé Braut, qui pendant tout le mois de mai conseille les grévistes tout en leur prêchant une certaine modération. Cependant le ton monte et le maire obtient un renfort de trente gendarmes. Le 17 mai, une conciliation est tentée devant le juge de Paix, Forestier. Les ouvriers réclament la réintégration de leurs camarades renvoyés, l’obligation de n’employer à l’avenir que des travailleurs syndiqués, l’engagement de ne pas procéder à aucun licenciement dans les 18 mois avenir et l’éviction du contremaître Effrancey, particulièrement mal vu. Claude Crettiez s’emporte contre ce qui est pour lui une insupportable immixtion dans ses affaires privées. Il refuse tout net car, dit-il, « il ne peut entendre de pareilles orgies » (sic !). Le 18 mai, dans la soirée, sa maison et son usine sont entourées par des manifestants qui brisent les vitres à coups de pierres et scient deux arbres fruitiers du jardin.

     

    Le maire demande par téléphone l’envoi de la troupe. Une compagnie du 11° Bataillon de Chasseurs Alpins et un demi-escadron du 4° Régiment de Dragons arrivent le 19 mai au matin.

     

    A Scionzier, 400 ouvriers horlogers ont déclenché une grève de solidarité avec les travailleurs de chez Crettiez et en ce même jour du 19, un cortège part de Cluses pour Scionzier. Les gendarmes et les Chasseurs Alpins barrent les ponts sur l’Arve, des bagarres violentes éclatent avec le service d’ordre et le commissaire de police d’Annemasse, dépêché sur les lieux, écrit au préfet que « la situation a été bien plus celle d’une émeute que d’une grève ». La présence de la troupe ramène cependant un calme apparent.

     

    Jusqu’au 15 juin, un mois se passe en pourparler menés par les autorités préfectorales. Les fils Crettiez sont d’avis de faire des concessions mais leur père se montre intraitable sur un point : les manifestants doivent payer une partie des dégâts commis dans ses immeubles. Un nouveau mois s’écoule et la tranquillité paraît revenue. On pense que cette grève qui s’éternise va se terminer dans la lassitude générale. Les gendarmes en renfort et les soldats sont retirés et il ne reste plus à Cluses que la brigade locale de gendarmerie pour assurer l’ordre.

     

    Pourtant les grévistes tiennent bon et, dans les premiers jours de juillet, la nervosité croît. Les ouvriers non-grévistes, les « jaunes » sont violemment pris à partie ; des militants genevois viennent haranguer les Clunisiens. La fédération nationale de la métallurgie est vivement sollicitée d’envoyer un nouveau délégué, « que l’on attendait comme le messie tous les jours à la gare » mais elle se dérobe et déconseille la grève générale, dont on parle de plus en plus. Elle se contente d’envoyer des émissaires dans le Doubs et le Jura pour faire boycotter la maison Crettiez. La maison d’habitation de Claude Crettiez est à nouveau criblée de pierres et les fils du patron répondent en tirant en l’air des coups de révolver.

     

    Le 11 juillet au soir la grève générale est proclamée. Le père Crettiez déclare le lock-out et ferme son usine. Son collègue Bretton veut continuer à travailler avec une partie de son personnel qui refuse d’adhérer au mouvement mais, le 12 son usine est envahie. Elle n’est dégagée que par l’intervention de son fils et de son contremaître qui font reculer les manifestants en les menaçant de leurs révolvers.

     

    « L’affaire de Cluses », comme on la nomme désormais, prend une dimension nationale. Les syndicalistes de la région, puis le quotidien socialiste de Paris l’Humanité ouvrent des souscriptions pour les grévistes. Les dirigeants locaux vont être débordés par leurs troupes dont la colère subite embrasera la cité horlogère d’une des plus violentes émeutes ouvrières du début du XX° siècle.

     

    LE SANG COULE

     

    Le 11 juillet 1904, la grève générale est proclamée à Cluses et le 16 juillet les pourparlers entre Claude Crettiez et ses ouvriers sont définitivement rompus. Au lendemain de la tentative d’invasion de l’usine Bretton, le 12, le maire Drompt demande l’envoi d’une compagnie du 30° régiment de Ligne qui arrive d’Annecy sous les ordres du capitaine Lapierre. Mais le maire, dont l’indécision pèsera lourd dans la balance des responsabilités, ne fait pratiquement pas exécuter son arrêté municipal du 19 mai interdisant les cortèges et les manifestations. Du 13 au 17 juillet, on assiste à une véritable escalade dans tous les domaines .Escalade verbale tout d’abord, sans doute la moins dangereuse. Les actes du procès ont recueilli une véritable anthologie de la violence. On s’excite en paroles on se déchaine contre Crettiez et les patrons.

     

    Escalade dans les actes ensuite. Le bruit se répand qu’une émeute va éclater, que l’usine Crettiez va être attaquée. Une psychose de peur se diffuse et les gens mettent en sureté leurs biens. On est encore tout près de la crise anarchiste de la fin du siècle et la presse libertaire et la chanson ont vulgarisé le thème du « grand soir » qui verra le peuple détruire la société bourgeoise. Dès le 10 juillet le père Crettiez a commandé en hâte à la manufacture de Saint-Etienne des révolvers, des fusils de chasse et des munitions pour armer ses fils.

     

    Le dimanche 17 juillet, dans la soirée, une nouvelle bagarre éclate. Elle met aux prises les gendarmes et les fantassins, et un cortège de manifestants particulièrement violents qui poussent des cris de mort contre Crettiez. Pendant deux heures la lutte se poursuit. On procède à des arrestations qui déchaînent « une mêlée indescriptible ». Les pierres volent, le juge de paix et plusieurs agents de l’ordre sont légèrement blessés.

    Sous la pression de la foule, il faut relâcher les personnes arrêtées mais les soldats, serrés de près, doivent faire les sommations réglementaires. Devant cette aggravation, le maire demande un nouveau renfort de dragons. Le lendemain est un lundi, jour où de nombreux ouvriers ne vont pas au travail. Les défenseurs des Crettiez diront que « oisifs et inoccupés, on les excitera par de copieuses libations » : « Tenez-vous bien sur vos gardes pour ce soir, il doit y avoir un grand chambard. Il leur faut absolument une de vos têtes. Assure-toi du personnel d’Arâches pour ce soir. Occupe-toi si les dragons arrivent pour affirmer qu’on s’attend à des évènements graves ».

     

    Il n’est pas facile de reconstituer le déroulement de la tragique journée du 18 juillet, à travers les déclarations de plus de 200 témoins, que la défense et l’accusation ont exploitées dans des sens diamétralement opposés. Dès 6 heures du matin, puis à 9 heures, des cortèges défilent, proférant des menaces de mort contre les Crettiez mais passent sans s’arrêter devant leur fabrique pour se rendre à Scionzier d’où ils reviennent avec de nouveaux manifestants. Vers quatre heures de l’après-midi, une troupe d’environ deux cents personnes part du café Michaud et se porte sur la place de la Grenette, en face de l’usine Grettiez. Les avocats des Grettiez voulant établir la préméditation, affirmeront au procès que les manifestants ont « un plan et un chef » mais la chose ne pourra être prouvée.

     

    Autre élément important : les manifestants n’ont pas d’armes à feu. Ils sont munis de gourdins et de cailloux dont les femmes ont fait provision dans leurs tabliers. Les autorités sont encore une fois prises de court. Les gendarmes sont consignés à l’hôtel de ville. Les fantassins du 30°, qui viennent d’arriver, font l’exercice sur la route de Scionzier et seuls quelques hommes ont pris position devant l’usine Crettiez. L’officier commandant le détachement est à son hôtel. Le maire, qui aurait dû, ceint de son écharpe, être à la tête du service d’ordre, est absent. On dira au procès qu’il « faisait la sieste sur son canapé ! » Le cortège s’arrête entre la Grenette et la fabrique. On entend, au milieu des vociférations : « A bas les Crettiez ! Du pain ou du sang ! À la potence ! À la guillotine ! ».

     

    Dans l’usine, les quatre fils Crettiez, ave la femme et l’enfant d’Henri se sont barricadés au second étage ; le locataire Veillet est enfermé dans son appartement et un ouvrier, Alexandre Marchand se trouve lui aussi par hasard dans la maison. Des pierres volent et brisent les vitres.

    C’est alors que le premier coup de fusil part d’une fenêtre. Le capitaine Lapierre, accouru sur les lieux, se place devant les portes avec trois sections de soldats. Pendant un quart d’heure, les Crettiez tirent sur la foule, de 20 à 50 coups de feu, selon les témoignages. Trois hommes tombent mortellement atteints : Joseph Baudet, Léopold Larrivaz et François Rassiat ; une trentaine d’autres sont blessés. La troupe contient les manifestants qui veulent envahir l’usine, ce qui permet aux Crettiez de s’enfuir en toute hâte, avec les deux autres occupants des lieux.

     

       Pendant deux heures, les soldats font face à une foule de plus en plus difficile à contenir. Le capitaine Lapierre prend sur lui de ne pas donner l’ordre d’ouvrir le feu après les sommations réglementaires, et il parvient à faire sortir la jeune Madame Crettiez et son enfant. C’est alors que les émeutiers enfoncent vers les six heures du soir, les deux portes de l’immeuble.

     

    Camille Chautemps, député de Haute-Savoie, présent sur les lieux, dira : « à moins d’un massacre il eut été impossible d’empêcher la foule d’accomplir son œuvre ».

    Pendant deux heures, c’est une scène de pillage et de dévastation. Les machines horlogères de précision, l’outillage, les pièces terminées sont brisés à coups de marteaux, jetés par les fenêtres ou emporté. Du pétrole répandu sur les murs et l’incendie embrase la fabrique, qui sera presque totalement détruite. On estimera les dommages à 400 000 francs or. A la nuit, Cluses stupéfaite, pleure les victimes et contemple les ruines.

     

     

    UN PROCES A ANNECY

     

    Au lendemain de l’émeute du 18 juillet, les envoyés spéciaux des journaux français et étrangers s’abattent sur la petite ville de Cluses où les commentaires et les polémiques vont bon train. Les fils Crettiez ont été aussitôt écroués à la prison de Bonneville. Leur père, que seule l’intervention des soldats avait empêché d’être lynché dans sa maison du Bossey après l’incendie de la fabrique, s’est réfugié à Thonon. Le 8 octobre 1904, les Crettiez sont renvoyés devant les Assises de la Haute-Savoie, inculpés du crime d’homicide volontaire de tentative d’homicide. La chambre des mises en accusation décide de faire juger, en même temps, Joseph Molliex, François Lacroix, Louis Carquillat, Lazare Caux, Joseph Chevret et Eugène Sonnerat accusés du crime de « pillage, dégâts de denrées ou marchandises, effets ou propriétés mobilières ». L’imputation d’incendie volontaire n’a pas été retenu contre eux. La session extraordinaire des Assise d’Annecy, du 14 au 25 novembre 1904, donne lieu au procès le plus retentissant jamais plaidé en Haute-Savoie. Tous les grands journaux ont à nouveau dépêché leurs chroniqueurs et l’écrivain Henry Bordeaux est l’envoyé spécial du « Figaro ».

     

     

    Deux mondes s’affrontent dans le prétoire, incarnés par les avocats de la défense et de l’accusation. Les victimes de la fusillade qui réclament un total de 113 000 francs de dommage, sont représentées par Me Fernand David, député radical de Saint-Julien, et Me Paul Jacquier, de Thonon, futur parlementaire.

    Les fils Crettiez  sont défendus par une équipe d’avocats savoyards : Mes Thévenet et Pacthod, de Bonneville, ce dernier, vieux routier du barreau, ont préparé le dossier. Les plaidoiries sont prononcées par Me François Descostes, humaniste et littérateur, auteur d’études sur Joseph Maistre, homme politique conservateur catholique, est alors le grand ténor de l’éloquence judiciaire savoyarde, à l’apogée de sa carrière. Sa plaidoirie, imprimée par la suite, comme touts les actes du procès, est à l’image du style oratoire de l’époque, très longue et pleine de digressions littéraires et historiques, émaillée de citations classique et de sentences latines. En face, les accusés du pillage ont pour avocat deux « étrangers » venus de Paris, au frais du Parti socialiste, Mes Wilm et Lafon et, surtout, Aristide Briand, député socialiste de Nantes. Briand, le futur homme d’Etat, le « pèlerin de la paix » des années de la Société des Nations, est alors un militant de 42 ans, à la pointe du combat d’extrême-gauche.

     

     

    Deux cent soixante-dix témoins, à charge et à décharge, défilent à la barre.

    Dans une plaidoirie qui occupe l’après-midi et la soirée du 23 novembre et la matinée du 24, Descostes développe la thèse de la légitime défense des frères Crettiez, attaqués dans leur propre maison par les grévistes. La harangue de Briand, efficace et sobre, pleine d’une mordante ironie, fait grande impression. L’avocat socialiste a demandé que tous les accusés aient les menottes ôtées. Sa harangue sera imprimée par « La Vie Socialiste », sous la forme d’une petite brochure à couverture rouge, vendue 15 centimes et préfacée par le leader socialiste Pierre Renaudel qui écrit : « Cluses, c’est le résumé de tout ce qui constitue cet antagonisme d’intérêt qui sépare la classe capitaliste du prolétariat, et que l’on reproche tant au socialisme de mettre en lumière ». Briand, dont la « voix de violoncelle » est déjà célèbre, commence par poser une banderille caustique : « Je dois l’avouer en toute humilité, je n’ai pas l’honneur d’être Savoisien. Si j’en juge par l’insistance avec laquelle mon très éloquent et habile confrère Me Descostes s’est réclamé devant vous de cette qualité, ce doit être pour moi une cause d’infériorité que de ne pouvoir la partager avec lui. Pourtant de ce que les hasards de la naissance ne m’ont pas fait votre compatriote, il ne s’ensuit pas, je pense, que je doive renoncer à votre justice, qui ne peut être différente en Savoie de ce qu’elle est dans le reste de la France ». L’avocat socialiste se range hardiment du côté des ouvriers : «  Nous sommes ici par affinité de pensées et d’aspiration avec ces hommes, moins comme avocats plaidant pour les clients qu’en amis assistant des amis ». Il ajoute : «  Le meneur, c’est donc le bouc émissaire de toutes les grèves. Savez-vous ce que c’est qu’un meneur ? Tenez, moi qui vous parle, j’en suis un. J’ai été souvent dénoncé, menacé comme tel, pour aller dans les grèves porter à des travailleurs l’appui de mes conseils, le concours de ma parole ».

     

    Briand dénonce la partialité des autorités qui ont sontenu les Crettiez, « ces hommes de haine et de guerre civile » qui ont poussé à bout leurs ouvriers par leur intransigeance. Il réfute l’accusation de complot, de préméditation et explique l’émeute par l’exaspération spontanée d’une foule « qui agissait sous l’empire de passions violantes mais qui sont restées pures de toute arrière-pensées ». C’est contre ces travailleurs honnêtes – car, dit-il, il n’y a pas eu pillage –contre ces hommes et ces femmes désarmés qu’on a employé tout un arsenal répressif. « C’est la foule anonyme, la foule irresponsable, qui a commis les actes le 18 juillet ».

     

    Le jury rend un verdict d’apaisement : les accusés sont acquittés. Henry Crettiez bénéficie des circonstances atténuantes et est condamné à 8 mois de prison ; ses frères Michel, Jean, et Marcel le sont à un an, minimum prévu par la loi. « La foule se retire en silence, écrit un témoin. Dans les couloirs du Palais, les accusés de pillage expriment le regret que les fils Crettiez n’aient pas été acquittés comme eux.

     

     

     

    UN AMER EPILOGUE

     

    Une fois dissipés les éclats oratoires du procès, Cluses reprend, dans la morosité, sa vie de tous les jours. L’atmosphère est pesante et le sous-préfet de Bonneville note « l’état d’âme vraiment inquiétant qui semble s’accumuler de plus en plus ». La crise horlogère persiste et s’aggrave pour atteindre son point culminant avec la violente récession européenne de 1907. La plus belle fabrique de la ville montre ses ateliers dévastés et ses murs noircis par l’incendie. Les Crettiez, condamnés à payer 12 700 francs d’indemnités aux blessés et aux parents des victimes sont ruinés car leur fortune est réduite à 31 000 francs. Le maire Drompt abandonne son écharpe municipale et son poste de professeur à l’école d’Horlogerie. Il est remplacé à l’hôtel de ville par M. Dancet. Les critiques pleuvent sur ce malheureux homme coupable de mollesse et qui s’est présenté aux assises « un certificat de médecin à la main constatant un état nerveux », « un maire incroyable qui s’est sauvé le jour sanglant et qu’on n’a plus revu », écrit Henry Bordeaux dans le Figaro. La haine a disparu et le 13 octobre 1904 le père Crettiez écrivait aux parents des victimes pour « compatir à leur malheur » et leur offrir « un secours que je prélèverai sur le peu qui me reste après tant de désastres ».

     

    De leur côté, après le procès, un grand nombre d’ouvriers, dont beaucoup de grévistes, signent une pétition pour la libération de Crettiez, Henri bénéficie d’une grâce du Président de la République et sort de prison le 1° janvier 1905 suivi, en mars, par ses trois frères. Peu après la famille quitte le pays. « L’affaire de Cluses » connaît un prolongement juridique qui va lui aussi passionner les milieux politiques et faire jurisprudence en matière de responsabilité des communes en temps de grève. Les Crettiez, déclarés civilement responsables de l’émeute, se retournent contre la commune de Cluses. Ils accusent le maire d’avoir manqué aux responsabilités de sa charge qui lui faisaient obligations, d’après la loi municipale de 1891, d’assurer le maintien de l’ordre et de prévenir les désordres. Déboutés en octobre 1906 par le tribunal de Bonneville, ils font appel et la cour de Chambéry leur donne raison, en mai 1907, prononçant la responsabilité civile de la ville de Cluses.

     

    Le drame de l’été 1904 marque un tournant capital dans l’histoire industrielle de la vallée de l’Arve. La longue période artisanale, avec une dépendance presque patriarcale des travailleurs envers leurs patrons, se termine pour laisser place à l’ère syndicale.

     

     

     

     

    Les organisations ouvrières sont intervenues activement dans l’évènement de 1904 et Merrheim, leader cégétiste et président de la Fédération Nationale de la Métallurgie, est venu en personne à Cluses pour encourager les grévistes.

     

    Désormais la grève est une arme couramment utilisée. De février 1905 à août 1907, on en compte dix, dont quatre touchant tous les ouvriers. L’été 1907 est particulièrement « chaud » : 1800 horlogers des communes rurales arrêtent le travail et 1200 ouvriers des fabriques débraient en juillet-août. Désormais tous les salariés de l’horlogerie ont, dans chaque commune une section syndicale dont l’action est coordonnée par un syndicat régional qui siège à Scionzier. Le leader en est Paul Rey qui donne au mouvement la couleur anarcho-syndicaliste de la tendance la plus avancée de la CGT et diffuse la « Voix du peuple » et « L’Ouvrier métallurgiste ». En 1905, les ouvriers de l’usine électrochimique du Giffre adhèrent au syndicat horloger de Marignier ; en juin 1906 les travailleurs du Chedde s’organisent à leur tour et les cheminots du dépôt d’Annemasse se réunissent dans un syndicat particulièrement actif et batailleur.

     

     

    Alors qu’Annecy et le reste de la Haute-Savoie n’ont encore aucune cohésion ouvrière, le Faucigny connaît, jusqu’en 1914, une vie sociale agitée avec des grèves qui à Chedde, paralysent l’usine et sont l’occasion de manifestation de solidarité de toutes les branches professionnelles. Dans le domaine industriel, l’affaire Crettiez a, par contre, un effet négatif. Elle traumatise durablement les patrons qui, par crainte de complications sociales, hésitent à donner à leurs fabriques une plus grande envergure.

     

    Dès ce moment, l’horlogerie décline inexorablement. En 1923, la suppression de la grande zone lui porte un coup dont elle ne se relèvera pas. Les artisans ferment leurs ateliers les uns après les autres et à la veille de la seconde guerre 400 personnes à peine travaillent encore dans le secteur de Cluses, soit moins de 20% de l’effectif du décolletage. Ce dernier, fort de plus de 2 000 salariés, a commencé à s’affirmer en 1914-1918, avec les besoins de la Défense Nationale. Malgré la grande crise des années trente, le Faucigny horloger a accompli sa mutation vers le décolletage et acquis sa pleine indépendance industrielle. La fusillade de 1904, que l’écrivain Louis Aragon a évoquée dans son roman «  les cloches de Bâle », appartient désormais à l’histoire du mouvement ouvrier français.

     

     

     

                                                                            REVUE DE L’HORLOGERIE

     

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