• L'AUTO (au début du XX° siècle)

     

    L’AUTO (au début du XX° siècle)

     

    Le monstre sous ma main émue, est plein de bonne volonté, et, des deux côtés de la route, les champs de blé coulent paisiblement comme des rivières vertes.

     

    Il est temps d’essayer le pouvoir des gestes ésotériques. Je touche aux chevilles enchantées. Le cheval féérique obéit. Brusquement, il s’arrête. Toute sa vie s’éteint dans un gémissement bref. Il n’est plus qu’un énorme et inerte appareil de métal. Il s’agit maintenant, de le ressusciter. Je descends et m’agite autour du cadavre. Les plaintes dont je bravais l’immensité soumise prennent déjà leur revanche. On dirait qu’elles s’allongent, se creusent autour de son immobilité, s’étendent à vue d’œil plus démesurément jusqu’aux confins du ciel, qui reculent à leur tour. Je suis perdu parmi les blés infranchissables dont les multiples épis remuent, se haussent, s’inclinent, se pressent pour mieux voir ce que je vais tenter, tandis que les coquelicots éclatent de mille rire dans la foule onduleuse. N’importe ! Ma science neuve est déjà sûre.

     

    L’hippogriffe revit, s’ébroue d’abord sur place, puis repart en chantant. Je reconquiers les plaines qui s’inclinent. J’entr’ouvre lentement la fameuse manette de l’avance de l’allumage, et règle de mon mieux l’admission de l’essence. L’allure s’accélère ; le ronflement plus aigu des rouages révèle une ivresse croissante. Tout d’abord, la route vient à moi d’un mouvement cadencé par la félicité, comme une fiancée qui agite des palmes. Mais bientôt, elle s’anime davantage, elle bondit, elle s’affole, elle se précipite sur moi, elle roule sous le char, comme un torrent furieux qui me fouette de son écume, m’inonde de ses flots, m’aveugle de son souffle admirable ! On dirait que les ailes, des milliers d’ailes qu’on ne voit pas, les ailes transparentes de grands oiseaux surnaturels, hanteurs de sommets invisibles battus par des vents éternels, viennent cingler ainsi de leur vaste fraicheur mes tempes et mes yeux !

     

    A présent, le chemin tombe à pic dans l’abîme, et l’appareil magique l’y précède. Les arbres qui le bordent avec sérénité depuis tant d’années lentes redoutent un cataclysme. On croirait qu’ils accourent, rapprochent leurs têtes vertes, se massent, se concentrent devant le phénomène qui surgit, pour lui barrer la voie. Puis, soudain, comme il ne s’arrête pas, les voilà pris d’effroi. Ils se sauvent, se dispersent, regagnent à tâtons leur place séculaire, se penchant tumultueusement sur mon passage, et, répercutant dans leurs millions de feuilles la joie presque insensée de la force qui chante, murmurent à mes oreilles les Psaumes volubiles de l’Espace qui admire et acclame son antique ennemie, toujours vaincue jusqu’à ce jour, mais enfin triomphante : la Vitesse.

     

    Maurice MÆTERLINCK  (Maurice Polydore Marie Bernard Maeterlinck, né le 29 août 1862 à Gand (Belgique), décédé le 5 mai 1949 à Nice (France), écrivain francophone Belge. Il reçut le prix Prix Nobel de littérature en 1911.)


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