• LE 8 DECEMBRE DANS MON VILLAGE

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                LE 8 DECEMBRE  DANS MON VILLAGE

    On a regardé, il y a déjà deux semaines, quand tombait le 8 décembre cette année.

    C’est un vendredi.

    Certains ont pensé : « Je rapporterai des pains de cire du marché ». D’autres ont pensé : « J’irai à la messe, le soir, à huit heures ».

    Quand on a parcouru le calendrier avec ses yeux, on a trouvé que c’était encore loin, et puis le temps a passé. Vite.

    C’est aujourd’hui.

    Toutes les femmes se disaient hier : « Pourvu qu’il n’y ait pas de vent ! » Elles ont été exaucées. Il n’y en a pas.

    L’année dernière, cela avait été une catastrophe. Il fallait rallumer les lampions toutes les cinq minutes.

    Cette année, ils pourront flamber en toute tranquillité.

    Pour être bien en règle, une femme a demandé à M. le Curé à qu’elle heure il fallait illuminer.

    « Quand la nuit commencera » a-t-il dit.

    Plusieurs femmes ont déjà ouvert leur fenêtre et ont observé s’il faisait suffisamment nuit. Elles ont regardé aussi si aucune fenêtre n’était illuminée.

    Rien pour le moment.

    Les rues sont calmes et il fait bon.

    Un chien fait le tour du bourg, la queue entre les jambes. Des enfants arrivent à l’épicerie pour acheter des pains de cire.

    Il n’en reste plus beaucoup. Pendant toute la semaine ils ont été vendus.

    Mais chaque année il y a des retardataires.

    On en trouvera quand même quelques-uns pour eux.

    Ils repartent avec chacun quatre pains de cire dans un petit sac de nylon.

     

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    La mère Ravière descend de son grenier froid son petit sac de l’année dernière et elle trie sur sa table ceux qui sont encore bons.

    Par précaution, elle en a quand même acheté huit. Elle s’assoit à sa table de cuisine, baisse la lampe pour mieux voir, et se met au travail. Il s’agit d’un travail sérieux et qui demande de ne pas être dérangé.

    Aussi a-t-elle donné un tour de clé à sa porte et a-t-elle poussé ses volets.

    Dans ses vieux doigts crochus, elle les prend un à un. Elle les regarde dessus, dessous, et autour. Elle approche son œil. Elle gratte avec son ongle ; elle tire sur la petite mèche.

    Celui-ci peut encore servir. Il est épais. Il a très peu brûlé.

    Celui-là est bien fini. Il ne reste qu’un petit bout de mèche noire, toute couchée. Elle les sépare. Les bons sont mis à droite sur leur pied. Les mauvais poussés à gauche.

    Et puis voilà les neufs. Ils sont frais et blancs. On dirait des petits gâteaux de sucre cuits dans des moules à madeleines. Leur mèche est propre et droite sent le magasin à savon. Ils sont fiers. Ils ont belle allure, comme s’ils savaient déjà la belle mission qu’on va leur confier pour cette nuit.

    La vieille femme est heureuse. De ses pauvres vieux doigts, elle les caresse, avec l’impression de caresser déjà un peu la lumière.

    Durant toutes sa vie, elle n’a jamais manqué de faire brûler les lampions du 8 décembre.

    Elle va maintenant chercher les verres. Ils sont rangés dans le placard à chaussures, bien empilés, dans un tout petit panier carré, noir, à force d’être vieux. Elle les compte. Avec le doigt, un à un. Il n’en manque point. Un petit coup de chiffon et les voilà propres.

    Elle les aligne. Il y a des verts et des rouges. Comment faire ? Mélanger les couleurs on ne mettre ou ne mettre que les rouges sur une fenêtre et que les verts sur une autre ? Elle ne se rappelle plus. Il y a tant de choses depuis tant d’années dans sa tête !

    Allons ! Six heures sonnent au clocher. Il faut trouver une solution.

    Alors elle fait une rangée de ses verres devant elle, une fois en les mélangeant ; une fois sans les mélanger. Et elle juge de l’effet.

    Oui elle mélangera les couleurs. Oh ! Il y en a un qui a été oublié par le chiffon. Il y a une mouche dedans !

    Pour être sûre qu’il ne reste aucune impropreté dans aucun des verres, elle les reprend, une fois encore, un à un, et souffle dedans.

     Cela fait douze verres.

    Il faut les partager en deux. Six sur chaque fenêtre. Les deux fenêtres du haut seront illuminées et la fenêtre de la cuisine sera laissée.

    C’est le moment de les porter.

    La pauvre vieille femme, flottant dans sa blouse noire, s’en va à travers sa maison, discrètement, six verres au bout des doigts.

    Elle monte le petit escalier de bois blanc avec précaution. Elle arrive en glissant sur ses pantoufles. Elle pousse avec son genou la porte et marche droit vers la fenêtre.

    Elle s’incline jusqu’à terre et dépose sur le vieux plancher, comme des vases sacrées, les six verres qui tintent avec leur pain dedans.

    Elle redescend. Et remonte déposer les six autres dans la chambre voisine. Elle revient aux premiers, la boîte d’allumettes à la main. Elle se met à genoux. Sa main tremble au moment de craquer l’allumette. Elle sait combien cet instant de la terre est grand dans le ciel.

    Toutes les flammes qui vont briller sur les fenêtres vont briller en l’honneur de l’Immaculée. La Vierge Très Sainte va pencher son regard sur toutes les maisons.

    La vieille paysanne, humblement, dépose la lumière au fond de chaque verre. Elle les porte vite ensuite à la nuit et, ayant fermé sur eux les vitres, elle les regarde tout près, derrière, en joignant les mains.

    Les premiers lampions du village brûlent, verts et rouges, en l’honneur de Marie.

    Dans une pauvre maison au bout du village, une grand-mère, qui ne peut plus monter les escaliers, a simplement éclairé sa fenêtre de cuisine avec trois verres de tous les jours.

    Les fenêtres une à une, se peuplent. Dans chaque maison, il y a une femme qui a laissé son souper et qui joue avec les pains de cire et les couleurs de verres.

    Une vieille fille, chancelante, apporte dans son tablier ses trois pains de cire usés.

    Un enfant les allume dans cette maison de jeunes. C’est la première fois, et sa maman se tient derrière, la main attentive.

    Des jeunes mariés ont mis des lumières blanches aux fenêtres de leurs chambres.

    On voit à l’écart des fenêtres, des ombres noires qui se tiennent vigilantes. Toutes droites ; immobiles. On ne veut pas laisser les toutes jeunes lumières commencer leur vie sans être à côté.

    On veut les accompagner quelques instants.

    Dans la rue noire, les lampions sont nés.

    Sur chaque bord de fenêtre, dans un verre encore froid, il y a une petite flamme qui gigote. Le vent ne lui fait point de mal mais l’air la surprend. A-t-elle peur d’être si haut perchée au bord du vide ? D’être exposée à la porte de cette immense nuit, de l’autre côté de chez les hommes ?

    Elle s’affole quelques instants. Elle tremble. Elle se jette contre les parois de sa maison comme si elle voulait s’enfuir. Et puis elle s’apaise, se rassure, et devient fière d’être là.

    Une grande rumeur, qui court les rues du 8 décembre, lui apprend que c’est la fête de la Vierge Immaculée.

    A l’église, toutes les chapelles sont éclairées. Le vitrail rouge et or du Sacré-Cœur se dresse tout grand au fond de la place et semble rendre hommage à l’humble vitrail bleu et blanc de la Sainte Vierge, qui se tient à ses côtés.

    La fenêtre de la sacristie palpite de huit lampions jaunes serrés.

    Les fenêtres répondent aux fenêtres.

    Sur la route de Saint-Priest une maison isolée fait signe avec ses quatre lumières blanche. Sur les hauteurs, les fenêtres de l’Ecole Publique saluent Marie de leurs dix verres blancs. A Montifond, les lumières sont une petite île. A Montessut, les fenêtres clignotent en blanc et en rouge, au-dessus de la bergerie. Sur le chemin perdu de « Chez Babe », la petite maisondu veuf lance dans la solitude la prière de ses quatre bougies. Au loin, sur les collines de Saint-Priest, les maisons chrétiennes ont sorti leurs flammes qui dessinent des pistes.

    Roanne, couché sur la plaine, n’est plus qu’un large bord de fenêtre où dansent des lumignons par centaines.

    Sur l’ancienne route, une maison de pierres flambe en rouge sur quatre fenêtres. La maison blanche du maire, dans des verres hauts, fait danser des flammes vertes et jaunes.

    Dans le bourg, l’hôtel fait briller ses fenêtres en blanc. A l’épicerie, ce sont deux lignes bleues et blanches.

    De fenêtre en fenêtre, la guirlande sainte des illuminations encercle le village ; s’enfonce jusque dans les trous noirs, bien au-delà des acacias rabougris du fond de la place.

    Les enfants courent sous toutes les fenêtres.

    Ils lèvent les yeux et attrapent à plein rire, ces flots de lumière que les maisons font tomber sur le pays.

    La cloche sonne. C’est la messe.

    Entre des haies de flammes vives, calmement, les femmes s’en vont à l’église.

    Notre-Dame de Lourdes préside, bien haut, près de l’autel. On a fleuri ses pieds ; on a éclairé son front d’un arc de lampions. Elle écrase le serpent. Elle sourit. M. le Curé vient au grand autel. Il a l’habit blanc des grandes fêtes.

    Quand j’étais enfant, je voulais allumer moi-même nos verres. Ils étaient à terre, sur le plancher. Six pour chaque fenêtre.

    Je mettais longtemps. Je me brûlais les doigts. Je lâchais les pains de cire. Je recommençais, tellement persuadé que ce petit geste était vu très haut, très haut au-dessus de moi.

    A peine mes lampions éclairés, laissant mon tas d’allumettes noircies devant les fenêtres, jr bondissais dans la rue. Je surveillais. Je ne voulais pas qu’un seul lampion défaille.

    Et combien de fois, par temps de vent, je courais les rallumer pour les voir de nouveaux éteints, une fois redescendu !

    Par contre, quand il n’y avait plus rien à craindre, au bout qu’un quart d’heure de surveillance, je les abandonnais et j’allais visiter toutes les fenêtres.

    Je voulais savoir qu’elle était la plus jolie.

    Il fallait être sûr. Il ne fallait pas tricher

    Parfois entre deux fenêtres j’avais bien des hésitations. Je me portais de l’une à l’autre. Je m’éloignais. Je réfléchissais. Ne pouvant en venir à bout, j’allais chercher mon père pour trancher.

    En tout dernier lieu, je visitais les petites rues. La rue de l’ancien boucher, la rue de la Font-Vaux, la rue du cimetière, la rue des Sœurs…

    Je demeurais aussi longtemps dehors que je le pouvais.

    Une fois au lit, j’écoutais dans ma chambre grésiller mes lampions. Ils vivaient.

    Et mes rideaux avaient des lueurs pourpres comme les voiles du tabernacle à côté de la petite lampe rouge.

           Louis Pralus (Mon village sous l’hiver, 1978)

     

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