Coutumes chez les postillons : « la savate » et le « baptême »
En outre des lois auxquelles ils sont soumis, les postillons, ainsi que la plupart des corps d'état ou de métier existants, reconnaissent des coutumes dont l'usage seul perpétue chez eux les traditions. De ce nombre sont, avant tout, le « baptême »etla « savate », punition infligée au capon, c'est-à-dire au camarade convaincu d'avoir fait des rapports au maître ; de lui avoir appris, par exemple, par quelle ruse nouvelle l'avoine continuait à se transformer en piquette au cabaret voisin. Tout le monde connaît ce genre de supplice qui consiste à appliquer au coupable sur les parties du corps les mieux appropriées a cet effet par la nature un nombre de coups de soulierproportionné à la gravité de la faute : justice expéditive et dont les suites compromettent parfois la vie même de l'infortuné patient.
Le baptêmeest une tout autre chose. Cette cérémonie, car c'en est une, n'a rien que de jovial et d'innocent. Elle s'adresse au novice qui paraît pour la première fois dans un relais. Sont seuls exceptés les enfants de la balle, ou fils de postillons, et le nombre en est assez grand, car ce n'est pas chose rare, malgré l'antipathie que ces derniers ont pour le mariage, que de rencontrer deux et même trois générations attachées a la même poste. C'est que le métier, quoique rude, n'est pas des plus mauvais. Le vrai postillon reçoit de toutes mains : du voyageur en poste, du courrier de malle, du conducteur, dont il seconde trop habilement la fraude, de l'hôtelier auquel il amène des voyageurs, de son maître enfin , qui ne lui paye pas moins de 50 à 60 francs de gages mensuels.
Initiés dès l'enfance aux devoirs de leur profession future , ces jeunes louveteaux ont a peine atteint leur seizième année, âge de rigueur, qu'ils passent en pied, et, grâce au livret octroyé par l'autorité municipale, acquièrent gratis, du moins aux yeux des camarades, le droit de nous verser, vous ou moi, a l'occasion.
Il n'en est pas de même à l'égard du surnuméraire auquel vont être accordés pour la première fois le privilège de faire connaissance avec les corvées d'écurie, et l'honneur insigne d'apprendre à manier la fourche à fumier. Celui-là doit subir une épreuve.
Nous allons y assister.
Au milieu de la cour, et tout à côté du puits, s'élève un tréteau de bois sur lequel une selle est posée. Recouverte de quelques planches mobiles, l'auge lui sert de piédestal ; des brandies de verdures placées à l'entour achèvent la décoration, et cachent les supports du tréteau.
La posteentière est sur pied ; de nombreux spectateurs venus du dehors ont obtenu la faveur d'être admis dans l'intérieur de l'établissement; les femmes surtout — avides de spectacles à la ville, comment ne le seraient-elles pas au village? — les Femmes sont en grand nombre ; et la, comme partout, c'est a qui sera la mieux placée. Dans cet espoir, chaque postillon s'entend appeler de la voix la plus séduisante : « mon p'tit me'sieu Nicolas... Mon bon père Delorme... »
Soudain un profond silence s'établit. Le néophyte a paru, conduit par le lousticdu relais qui lui sert de parrain ; il est amené près de la monture préparée. Là, il doit s'enfournerdans une paire de bottes fortes, bottes de l'une desquelles, pour notre bonheur passé et pour celui de nos enfants, sortit un jour l'épisode le plus curieux de la véridique histoire de Poucet. A peine a-t-il introduit la seconde jambe dans sa lourde prison de cuir, qu'on l'abandonne à lui-même. Que d'efforts ne doit-il pas faire en ce moment pour conserver un équilibre perdu à chaque pas! De trébuchement en trébuchement, de chute en chute, il arrive enfin au pied de l'auge ; «lors on le hisse sur le tréteau plutôt qu'il n'y monte lui-même ; on lui met le fouet en main ; et comme, à dessein, la selle est demeurée veuve de ses étriers, et que les jambes du cavalier, cédant au poids énorme qui les entraîne, pendent, à sa grande souffrance, de toute leur longueur, on dirait, à le voir ainsi perché, d'une de ces figures de triomphateur romain peinte ou tissée dans quelque antique tapisserie de Flandre. Commence aussitôt, au milieu des rires et des lazzis de toute sorte, l'examen du récipiendaire, espèce d'interrogatoire que son « sel fort peu attique »nous interdit de reproduire. Chaque demande, chaque réponse devient le sujet de nouvelles acclamations joyeuses. Un nom lui est donné, nom de guerre qui, peut-être, remplacera pour toujours son véritable nom. Arrive enfin cette dernière question, prononcée d'une voix solennelle : « Tu as eu le courage de monter sur ce cheval, jeune homme, sais-tu comment on en descend? » Quelle que soit la réplique du malheureux, ces mots sont le signal de son supplice : à peine ont-ils été prononcés, que les planches qui recouvrent l'auge disparaissent sous les efforts instantanés des spectateurs les plus voisins. Le tréteau tombe de tout son poids dans l'eau dont elle est remplie, et entraîne nécessairement dans sa chute l'inhabile cavalier; mais ce bain n'est point encore assez pour la purification du novice ; chaque assistant, armé d'un seau rempli a l'avance, vient l'immerger à l'envi, et il ne recouvre sa liberté qu'après avoir consentît à arroser a son tour le gosier de ses anciens d'un nombre de litres d’alcool illimité.