DU VIEUX DONT ON FAIT DU NEUF<o:p></o:p>
Tout le monde s’accorde à rendre hommage à l’Intendance pour la perfection de ses services pendant le cours de cette guerre.<o:p></o:p>
Avec quelle ingéniosité elle sait tirer parti des plus vieilles défroques et des plus informes débris, on ne peut le comprendre que lorsqu’on a vu de ses yeux l’activité qui règne dans les ateliers consacrés à cette besogne ingrate et nécessaire.<o:p></o:p>
Nous allons les faire visiter au lecteur qui restera émerveillé de ce chef-d’œuvre dans l’art d’utiliser les restes.<o:p></o:p>
C’est en vérité un étrange débarquement auquel nous assistons. Du wagon autour duquel s’agite une équipe territoriaux, on extrait successivement en moins d’une heure de temps : des ballots d’effets englués de boue, des armes brisées ou rouillées, une lessiveuse, un lot épars de ceinturons et de cartouchières une cinquantaine de havresacs autant de bidons, quelques douzaines de casques, des couvertures, des toiles de tentes, des boîtes de « singe » vides de leurs conserves, des gamelles, des godillots dépareillés, deux moulins à café, trois lanternes d’escouade, quelques caisses vides, parmi un amoncellement de douilles d’obus, un casier à bouteilles, un crapouillot en fâcheux état, des fusils anglais, une cage à poules, un bois de lit des caisses à grenades et un sabre d’artilleur. Ce sont les épaves du front.
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Aux épaves, ainsi appelle-t-on la gare de triage, territoriaux, auxiliaire et Kabyles s’occupent activement au déchargement des wagons.<o:p></o:p>
Dans une seule gare, il arrive directement du front et journellement, une moyenne de soixante-quinze wagons lourdement chargés des matériaux les plus hétéroclites ; Tout est entassé pêle-mêle. Au fur et à mesure que le convoi a passé dans les gares d’étapes, le personnel de chaque gare a versé dans les wagons, sans distinction et sans choix, tout ce que les camions automobiles, les charrettes et les tombereaux réquisitionnés ont apporté des cantonnements de l’avant, des tranchées nettoyées, des positions conquises. <o:p></o:p>
Tout cela est trié, compté, rechargé méthodiquement par catégories et par destinations, car les armes iront dans telle usine, les caisses dans tel centre et la cage à poules, comme le casier à bouteilles, dans tel dépôt où l’administration des Domaine les brocantera au mieux.<o:p></o:p>
Dans cette gare que nous visitons, deux millions de douilles d’obus de tous calibres sont passés en huit jours, lors de la dernière offensive.<o:p></o:p>
Faut-il dire que plus d’une fois l’on a trouvé, parmi ce matériel, des ouvrages artistiques faits sur le front ? Douilles d’obus découpées ou repoussées en forme de vases, fusées travaillées en encriers que les artistes trop consciencieux qui les avaient créés, et peu satisfait de leur travail, avaient mis au rebut.<o:p></o:p>
Maintenant moins dangereux, certes que celui d’armes ou d’obus encore chargés.<o:p></o:p>
Les Kabyles montrent avec terreur un hangar où le zinc du toit a été percé comme à l’emporte-pièce, après que plusieurs d’entre-deux eurent été blessés par un fusil encore chargé et qui ne présentait pourtant qu’un aspect bien inoffensifs avec sa crosse brisée et sa culasse rouillée.<o:p></o:p>
D’autre se rappellent la découverte d’un obus allemand de gros calibre dont la percussion ne s’était pas faite et qui voisinait avec un chargement de grenades au rebut.<o:p></o:p>
C’est un cas isolé, il est vrai ; car les explosifs sont détruit sur place.<o:p></o:p>
Ainsi revient du front vers l’arrière, continuellement, inlassablement, le vieux matériel de tout usage et de tout ordre glané sur le champ de bataille, dans les bivouacs ou les cantonnements de repos. Nous sommes dans un des six grands centres répartis à l’intérieur, où on reçoit ainsi de l’avant tout ce qui a cessé d’être utilisable. De là, après un triage sommaire, on achemine le tout par catégorie dans des établissements où s’effectuera, sous les formes les plus variées, et quelquefois les plus imprévues, la transformation de ces épaves.<o:p></o:p>
VIEUX HABITS, VIEUX GALONS<o:p></o:p>
Dans quelque remise ou quelque grange du petit village où cantonne le régiment, le sergent-major de la…° compagnie échange la capote en loques, le pantalon élimé du poilu qui revient des lignes. Se soucie-t-il, maintenant qu’il est refringué à neuf, du sort réservé à l’uniforme qu’il vient de quitter ? Non pas. Au surplus il aurait tort. On rappelle à la soupe, et ventre affamé n’agite point de questions en apparences mesquines. Dans un coin du réduit gît maintenant un tas de capotes et de vareuses trouées, déchirées, brûlées par le soleil ou décolorées par la pluie. On les ficelle par dix et les voitures du train régimentaire les emporteront à la prochaine gare.<o:p></o:p>
Après un relais au triage des épaves, nos vieux effets arrivent un beau jour à leur centre de récupération. <o:p></o:p>
Huit heures du matin. Nous entrons dans cette bâtisse surnommée la chiffonnerie. Cent hommes , R.A.T., auxiliaires ou Kabyles, et deux cent cinquante femmes en sont les chiffonniers et les chiffonnières, mais d’accortes chiffonnières propres et coquettes, aux cheveux protégés de fichus bariolés qui égaient la maison de leurs couleurs vives.<o:p></o:p>
Depuis longtemps, la ruche est en pleine effervescence ; d’un peu partout, de Flandres, d’Alsace, et de Champagne arrivent des effets au rebut. Nous y retrouvons nos capotes glorieuses et misérables que, de son village de cantonnement, notre sergent-major a expédiées.<o:p></o:p>
La première intervention sera celle de la blanchisseuse. Savonnées, lavées à grande eau, séchées, nos capotes reviennent se soumettre au triage minutieux. Celles qui sont encore bonnes recevront les quelques réparations qu’elles comportent et seront expédiées dans les dépôts, pour l’habillement des bleus, des inaptes, des auxiliaires, pour tous ceux, en un mot, à qui une étoffe neuve serait superflue.<o:p></o:p>
Et si une capote revient du front, pâlie, tachée mais sans usure ? On lui réservera un traitement de faveur qui lui permettra de rendre au front encore d’appréciables services.<o:p></o:p>
C’est d’ailleurs, une assez récente innovation des services de l’Intendance. L’opération consiste, après nettoyage, à découdre le vêtement, à le « le retourner » et le confectionner à nouveau le dessus dessous. Affaire fort intéressante puisqu’elle permet le retour aux armées de 300 000 capotes chaque mois.<o:p></o:p>
Si l’on ajoute celui également mensuel de 150 000 capotes renvoyées quasi neuves après un dégraissage obtenu par de nombreux procédés, on arrive à un coquet appoint de fournitures réalisant une importante économie.<o:p></o:p>
Et cette capote en loques ? Elle est mise soigneusement sur une pile spéciale. On en retire les boutons, boutons d’artilleurs, de fantassins, de sapeurs, boutons de cuivre, de bois, ou d’aluminium, qui feraient une bien jolie collection d’amateur. Des femmes les classent dans des gamelles et des marmites.<o:p></o:p>
Car dans un établissement militaire dont l’installation est sommaire et surtout économique, une gamelle percée ou une marmite désétamée peut fort bien, à défaut de « fricot », recevoir les boutons variés de l’uniforme français.<o:p></o:p>
Revenons à notre capote. Elle est déchirée, usée, mais la couleur « tient » et il y a encore de bons morceaux. Dans ce pan, on découpe une enveloppe de bidon ; dans cette manche, on trouve six pattes d’épaule ; dans le dos, trois bandeaux de casques qui, sous la coiffe, amortiront les chocs ; peut-être, sur chaque devant, taillera-t-on un mocassin de drap, juste de quoi faire la paire ! Pour garnir deux sabots, à moins que l’on y trouve matière à la confection d’un bonnet de police.<o:p></o:p>
Est-ce tout ? Que non ! Des débris qui restent, on effiloche la laine qui, expédiée à Estresaint ou à Elbeuf, servira à tisser d’excellents draps… pour capotes toujours.<o:p></o:p>
Les débris de coton auront une plus belliqueuse destinée. Triés en plus de vingt catégories par des expertes chiffonnières, suivant la qualité, l’épaisseur et la couleur, ils vont dans des hottes nombreuses, attendre leur transfert dans un centre de pyrotechnie. On en fera du coton-poudre.<o:p></o:p>
Et cette autre veste qui n’a plus de couleur, tant le soleil l’a jaunie et tant la pluie l’a détrempée ? Elle est bonne encore : point de gros accrocs et la trame résiste. Mais la lessive ne lui a pas redonné la teinte horizon dont elle se parait. Quel est son sort ? On la plongera dans une cuve où la teinture fera son œuvre, une teinture du plus beau vert-épinard. Puis, comme ornements, des boutons taillés en rondelles à l’emporte-pièce dans les débris de cuir ; une majuscule P. G. tracée à la céruse dans le dos et, si le pantalon l’accompagne, un autre P. G. sur le fond. Et voilà…un laissé pour compte qui habillera décemment, visiblement et dans les couleurs qui lui sont chères, un prisonnier de guerre prussien.<o:p></o:p>
Des 800 000kilos de vieux effets que la chiffonnerie reçoit chaque mois, les quatre cinquième seront récupérés. Et l’ultime déchet n’est pas encore perdu, puisqu’en le vendant par 300 000 kilos à la fois, l’administration des Domaines réalise encore de belles recettes.<o:p></o:p>
Et les chandails ? Et les lainages tricotés qui reviennent déchirés et inutilisable ? Au prix de la laine il y a matière à une intéressante récupération. Tout bonnement, des ateliers d’agiles ouvrières auront pour mission de défaire cette laine au crochet (il suffit d’attraper le bon bout et de tirer doucement) et de l’entourer en milliers de pelote que les tricoteuses convertiront à nouveau en chauds sous-vêtements.<o:p></o:p>
FERRAILLE A VENDRE<o:p></o:p>
Entrons maintenant dans une autre ruche. Aux portes de Paris, de nombreux baraquements sont bien alignés au bord d’une voie ferrée qui apporte à quai encore de vieilles choses.<o:p></o:p>
Le bidon cher au poilu, le bidon sans lequel il n’y a pas de pinard, le pinard sans lequel il n’est pas de salut, tout s’enchaîne, le bidon y est chirurgicalement soigné. Si sa panse n’est pas crevée par un éclat de marmite, il est ouvert en deux moitiés. Il est alors expédié au Grand-Palais où dans un atelier de mutilés de la guerre qui révèle d’excellents chaudronniers, il est étamé finement. Refermé, soudé, paré d’un bouchon neuf et d’une enveloppe de drap prélevée sur une de nos capotes de tout à l’heure, voilà notre bidon, neuf, prêt encore une fois, copieusement garni, bien entendu, à désaltérer un nouveau propriétaire.<o:p></o:p>
Voici ailleurs une avalanche de havresacs. Ils sont bien vieux, bien fatigués, bien décousus, les » as de carreau » ! Il en arrive ainsi un millier par semaine qui n’en peuvent mais !<o:p></o:p>
De tout ce mobilier délabré, le soldat n’appelle-t-il pas son sac « l’armoire à glace » ? On va en reconstruire 40 pour cent de neufs. Lavage d’abord, confection d’un cadre nouveau avec les bons morceaux des vieux ; pose de courroies taillées dans les débris de vieux cuirs : vernissage, et vous avez là de fort beaux havre sacs prêts à peser de tout leur poids sur les épaules solides du fantassin. Un sac neuf valant 25 francs, l’intendance pour une minime dépense, récupère ainsi journellement un lot important de matériel. Il va sans dire que les cartouchières, les ceinturons subissent le même traitement. Les toiles de tentes déchirées, trouées, feront de solides musettes de pansage.<o:p></o:p>
LE COIN DES GODILLOTS<o:p></o:p>
Mais voici une pyramide impressionnante et imprévue. Pêle-mêle, crottés, fangeux, bâillant de fatigue et de misère dépareillés, les godillots ; vaillants compagnons de marche des poilus , se retrouvent là après de rudes étapes ; c’est le terme de leur existence, avant la métamorphose.<o:p></o:p>
Tous les jours, près de quatre mille brodequins, il n’est plus question de paires parmi ces unipédistes, quittent la cité magique, réquisitionnés par l’Intendance, où ils font leur dernière pause et vont à de somptueuses régénérations. Double triage : d’une part, les chaussures qui ne supporteraient aucune réparation et qui sont vendues à l’encan ; d’autre part, celles que l’on pourra encore utiliser. Et ce traitement qu’elles vont suivre est bien une création issue des nécessités de la guerre. Il représente, et c’est un beau chiffre, près d’un demi-million d’économie par mois.<o:p></o:p>
Tout d’abord un bain de plusieurs heures dans de grandes cuve où la potasse, dissoute dans l’eau, exerce son action bienfaisante sur le cuir et le débarrasse de toute souillure.<o:p></o:p>
Vient alors le renformage. Chaque brodequin est mis sur un embauchoir et placé dans un casier aéré où il sèche sans que le cuir puisse rétrécir. Ensuite un premier graissage à l’huile de poisson et le brodequin passe à la mensuration, pardon, au mesurage. La pointure est inscrite, les pieds droits et les pieds gauches sont rassemblés séparément. Puis vient l’appareillage ; chaque pied droit retrouve son pied gauche ou du moins un pied susceptible de faire bonne figure, si l’on peut dire, en sa compagnie.<o:p></o:p>
Voici donc deux godasses, en argot de tranchées, de dimensions assorties. Elles ne se quitteront plus. Ensemble elles passent à l’atelier de réparation. Une pièce à mettre, une couture à refaire ? Il faudra peu de temps, car chacun a sa tâche et le travail est bien compris. Un ressemelage ? Autre affaire. Nos jumelles passent successivement devant les divers établis où l’on coupe le cuir, où on le fixe, où on le polit. Puis d’experte femmes, à coups ininterrompus de marteau, gratifieront chaque semelle du nombre de clous exactement comptés qui lui est dévolu suivant sa surface.<o:p></o:p>
Chaque paire recevra ainsi, si l’on prend la dimension moyenne : 178 clous, de ces gros clous à tête ronde, spécialement fabriqué par des forges renommées, qui résistent aux plus dur silex.<o:p></o:p>
Sa journée terminée, la savetière aura planté 8 900 clous sur 50 paires de bottes qui, bien fignolées, passées à l’ocre et bien graissées, seront dirigées sur les formations de l’intérieur, car il faut brevet de neuf pour prétendre à la gloire de la tranchée.<o:p></o:p>
Un convoi entier vient d’être aiguillé sur une usine militaire dont les cheminées s’élèvent dans la région du sud-ouest de Paris. Des toisons laineuses, des peaux, des cornes, des os sont empilés dans les wagons. C’est tout ce qui reste du bétail abattu dans la zone de l’avant pour les besoins de l’armée. Résidus trop précieux pour qu’on ne les emploie pas utilement !<o:p></o:p>
En peu de temps, grâce à l’art perfectionné d’appliquer le tanin aux cuirs, on conserve aux peaux leur souplesse en les débarrassant de leur matière putrescible. C’est là un gros appoint pour la cordonnerie et la sellerie militaires, à une époque surtout où la rareté du cuir le rend fort cher.<o:p></o:p>
Les armes, les munitions qui sont arrivées à notre dépôt d’épaves sont aussi l’objet, par les services de l’artillerie, d’une récupération méthodique et d’une multiple transformation. Les douilles d’obus, en cuivre jaune, qui retournent à l’arrière par trains entiers, sont recalibrées, mises au tour et prêtes à recevoir de nouvelles charges. De plusieurs fusils hors d’usage on démonte les pièces intactes qui serviront encore à la fabrication d’un autre fusil ; et des milliers de baïonnettes tordues brisées, rouillées, deviendront encore des milliers de baïonnettes neuves, brillantes et acérées.<o:p></o:p>
Certes, ce n’est pas du premier jour que l’on a pu mettre sur pied ce mécanisme compliqué qui permet de rénover tant de matières hors d’usage, tant de matériaux disparates. Il a fallu petit à petit louer ou réquisitionner de vastes terrains, des locaux inoccupés un peu dans tous les coins de la France.<o:p></o:p>
On s’y est employé dans une louable et utile mesure puisque c’est par centaines de millions de francs que se chiffrent les économies réalisées.<o:p></o:p>
Lecture pour Tous (1918)<o:p></o:p>