En gare de REGNY<o:p></o:p>
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Les contes des Bords du Rhins<o:p>
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Félicien Le Pecq arrivé au terme dune carrière honnêtement remplie. Encore quelques mois à exercer les fonctions de chef de gare et puis ce serait la retraite quil attendait sans hâte et quil accepterait sans regret. Cest en prévision de son prochain départ de la vie « active » quil sétait fait construire un pavillon dans le style du pays sur les coteaux ensoleillés qui dominent Saint-Victor ; de son belvédère, il pourrait encore voir passer les trains.
Mais pour lheure, il était là, depuis bientôt cinq ans dans cette gare de Régny coincée entre deux tunnels. Ce nest pas quil en ressentît quelque amertume, non. Il sétait fait à ce paysage un peu étriqué et les responsabilités qui étaient les siennes lui faisaient oublier quau delà des voies de garage la colline limitait brusquement son horizon.
Ce qui le chagrinait bien autrement, mais cela il nosait guère sen ouvrir autour de lui, cétait la circulation des trains en elle-même. Il navait jamais pu se faire à lidée que seules, ce quil appelait « les pataches » devaient sarrêter devant son bureau alors que les rapides brûlaient irrémédiablement la station ; même les simples, trains de marchandises, sils passaient à une allure moindre, ne marquaient aucun temps de ralentissement : la voie, pour eux également, devait toujours être libre. Et il ressentait cela dans son fort intérieur comme une sorte dinjustice en dépit dune conscience professionnelle qui lui rappelait sans cesse linanité dune telle attitude. Tout de même, il lui était pénible certains jours, danalyser la situation avec toute lobjectivité requise : cette ligne Lyon - Nantes qui le reliait imparfaitement à sa Bretagne natale semblait lui faire des infidélités dont la proximité de la retraite amplifiait encore la résonance. Oh ! Il avait bien songé parfois mais non, ceût été trop bête de briser une carrière honorable par un acte inconsidéré ; mais il nen espérait pas moins quun jour peut-être le sort le favoriserait.
Et cest en effet, ce qui se produisit, ce matin du 2 juillet dont il se souviendrait le restant de sa vie.
Il était un peu plus de douze heures lorsque la sonnerie du téléphone retentit : un wagon de marchandises, par suite dune fausse manoeuvre, sétait couché sur la voie en gare dAmplepuis bloquant ainsi la circulation dans les deux sens pour un temps indéterminé. Il fallait donc stopper durgence le Nantes Lyon de 12 h 15 en gare de Régny ; le rêve se matérialisait. Docile mais surpris, le long convoi simmobilisa dès que Félicien le Pecq eût mis en place les signaux réglementaires et, aussitôt, les questions fusèrent de toutes parts
Non ce nétait pas lui bien sur, qui avait pris cette initiative ; et dexpliquer patiemment, mais avec une satisfaction évidente dans le regard, la cause fortuite de cet arrêt imprévu.
Au bout dun quart dheure dattente, les voyageurs commencèrent à descendre des voitures et à ségailler sur les quais en quête dinformations plus précises. Félicien allait de lun à lautre, souriant, détendu, tantôt rassurant les inquiets, tantôt déplorant sans conviction les désagréments dun retard aussi long.
Lorsquil fût à peu près certain que la circulation ne serait pas rétablie avant une heure, au moins, lon installa de-ci de-là pour pique- niquer tandis que la voiture-restaurant activait ses fourneaux pour satisfaire une demande « intérieure » tout aussi pressante. Certes, on vit bien quelques grincheux interpeller vertement le contrôleur, jeter lanathème sur <st1:PersonName productid="la S.N" w:st="on">la S.N</st1:PersonName>.C.F. in capable dassurer correctement un service public mais dans lensemble, la patience prévalut et comme le soleil brillait sur fond dazur, les visages peu à peu se détendirent et chacun prit laffaire avec philosophie.
Félicien Le Pecq, lui était aux anges. Sa gare, qui dordinaire ne voyait passer que les rares voyageurs du pays, était inondée dune foule bigarrée et bruyante ; cétait un départ de vacances, à limage des stations réputées de montagne ou du bord de la mer. Sur les quais, cétait la kermesse ; un groupe de Marseillais sétait installé près des toilettes et avait commencé une partie de pétanque tandis que les enfants jouaient à la marelle devant le dépôt des marchandises. On vit même un correspondant du journal régional prendre une photo pour immortaliser lévènement.
Il était 13 h 15 lorsque le téléphone retentit pour annoncer quà nouveau la voie était libre. Le mécanicien aussitôt prévenu actionna son sifflet et le contrôleur sactiva à faire monter des voyageurs dont certains, manifestement, nétaient déjà plus tellement pressés de partir. Félicien Le Pecq ne fit rien pour faciliter la tâche de son collègue : il flânait, triomphant, serrant quelques mains au passage, regardant se vider petit à petit sa gare avec la satisfaction dun homme marqué par un grand destin.
Quand la lanterne rouge eût disparu dans le tunnel, vers lOrient, Félicien ramassa quelques papiers qui traînaient suer le quai puis il senferma dans son bureau. Il était seul. La merveilleuse aventure se terminait mais elle avait racheté en une heure plusieurs années de dépit. Son espoir fou était devenu une réalité salvatrice dans laquelle il venait de se plonger corps et âme et dont il jouirait longtemps encore rétrospectivement. Oui, il pouvait maintenant sans regret prendre sa retraite, sa vie professionnelle avait reçu, ce jour-là, à ses yeux, le plus beau des couronnements.
Léo MIQUEL (1982)
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