A la gloire du beau château de l’Aubépin à Fourneaux (Loire)
L’AUBEPINE ET LE SECATEUR
(CONTE)
Une Aubépine voyant un jour ses enfants et ses petits enfants S’étendre autour d’elle en jets aventureux, leur tint ce langage Croyez-moi, mes chers enfants, ne dépassez pas les limites de la haie natale, ne vous avance pas ainsi que vous le faites sur le bord du chemin, ne vous hasardez pas au milieu des arbres voisins ; prenez garde, autrement le sécateur vous croquera.
- Qu’est-ce que le sécateur ? s’écrièrent à la fois les jeunes
- Aubépines
- Demandez à votre mère, ma fille aînée, répondit l’aïeule
Un jour qu’elle était bien petite, qu’elle fleurissait à peine, je lui avais permis de se balancer sur les bords du ravin. Il venait de pleuvoir, et je me séchais au soleil, lorsque j’entendis des bruissements de frayeur, je tournai la tête et je vis le sécateur qui menaçait votre mère. J’eus à peine le temps de m’élancer, de la prendre dans mes bras et de l’arracher aux dents du monstre, qui déjà ouvrait une gueule menaçante. Il passa si près de nous, que je sentis presque le froid de sa morsure : j’entendis le cri strident qu’il poussa en fermant sa mâchoire.
Heureusement nous étions à l’abri !
Les petites Aubépines frissonnèrent de terreur, et se serrèrent les unes contre les autres.
- Mère, dirent-elles, apprends-nous comment est fait le sécateur, afin que nous puissions l’éviter quand nous serons grandes.
- C’est surtout alors, mes enfants, reprit l’aïeule, qu’il deviendra dangereux pour vous. Le sécateur, quoiqu’il soit un peu ogre de sa nature, n’aime pas la chair jeune. Il choisit les branches qui dépassent les autres en vigueur et en santé, et il en fait sa pâture. Le sécateur, mes enfants, n’a que deux jambes et une gueule, ses lèvres minces sont effilées et tranchantes comme le fer. Il n’obéit qu’à un maitre encore plus cruel que lui ; ce maître s’appelle l’horticulteur.
L’horticulteur mes enfants, est l’ennemi juré des pauvres plantes et des malheureux arbustes ; les arbres même n’échappent pas à sa férocité. Il rêve sans cesse quelles nouvelles tortures il pourra leur infliger. J’ai vu des abricotiers qu’il clouait les bras en croix contre un mur exposé tout le jour au soleil. D’autres fois c’est un cerisier et un prunier qu’il ampute ; puis, par une amère dérision, il ente le bras de l’un sur l’épaule de l’autre.
L’if et le buis sont ses victimes ordinaires, il les force à marcher sur la tête, à ramper en cerceau, à prendre les poses les plus bizarres, les plus difficiles, les plus contre-nature. S’ils ont l’air de rechigner, et de vouloir revenir à leur posture naturelle, vite, il appelle le sécateur pour les mettre à la raison.
Méfiez-vous de l’horticulteur, mes enfants ; son air est doux, sa physionomie tranquille. Il porte ordinairement une casquette grise, une redingote marron et des lunettes ; il se promène dans les champs les mains dans les poches et la bouche souriante. Son abord inspire la confiance. Il s’approche de vous doucement, il vous regarde d’un air paternel, il semble prendre plaisir à voir vos branches luxuriantes se mêler, se joindre, s’embrasser les unes les autres. Malheur à celles qu’il caresse de la main ! Le sécateur est là derrière lui, c’est le signal qui lui indique qu’il peut s’élancer sur sa proie.
N’imitez pas ces plantes et ces arbustes qui ont voulu mener la vie luxueuse des jardins. La tyrannie impitoyable de l’horticulteur leur fait expier leur folle ambition. Restez aux champs mes enfants, restez solitaires et cachées si vous voulez éviter le sécateur
Ces conseil de la vieille mère, ses enfants les ont suivis ;
L’Aubépine est, grâces au ciel, un des rares arbustes sur lesquels ne se soit point appesantie la main de l’horticulteur.
Dieu protège l’Aubépine !
Extrait de « Les fleurs animées » (1847) J.J Granville, Taxile Delord, Alphonse Karr, Raban