GARE DE ROANNE ET LE TRAVAIL DU DIMANCHE
1890 la Compagnie de Chemin de fer de Paris-Lyon-Méditerranée avait adressé à M. le ministre des travaux publics une proposition en vue de fermer le dimanche, à neuf heures du matin, toutes les gares de marchandises de petite vitesse de son réseau.
Cette démarche est la conséquence des vœux pressants émis dans les dernières réunions générales des actionnaires de la Compagnie. Le repos du dimanche est en effet on peut le dire, une question à l’ordre du jour, et coïncidence singulière, elle n’a jamais tenu une si large place dans les préoccupation de l’opinion public depuis l’abrogation officielle de la loi de 1814, loi d’ailleurs a peu près tombée en désuétude, qui prohibait la vente et le travail publics les dimanches et jours fériés.
Le Congrès international du repos hebdomadaire, réuni, l’an dernier, à l’occasion de l’Exposition universelle sous la présidence de M. Léon Say, s’était fait l’écho de ces préoccupations. Il a donné naissance à une Ligue populaire pour le repos du dimanche en France, à la tête de laquelle nous voyons un comité de quinze membres, où siègent côte à côte des philosophes, comme M. Jules Simon ; des protestants, comme M. Léon Say, des catholiques, comme M. l’abbé Garnier, le vaillant apôtre des cercles catholiques d’ouvriers, et même un juif.
Il faut bien reconnaître, en effet, que la question du repos du dimanche n’est pas seulement une question religieuse, mais bien une question sociale et humanitaire. Sans le repos du dimanche, les travailleurs deviennent de véritables esclaves ; pour eux plus de foyer, plus de famille, plus de pratiques religieuses, plus de consolations surnaturelles. Dans ce labeur ininterrompu, sans merci et sans trêve, ils perdent en même temps la vigueur physique et l’énergie morale, et aboutissent fatalement, comme on l’a dit avec raison, à la faillite du corps et de l’intelligence.
Sur ce point, comme sur bien d’autres, tout en se proposant d’abord et avant tout les destinées éternelles de l’homme, la loi catholique favorise merveilleusement son bonheur sur la terre.
Il n’est donc pas étonnant de voir marcher sous le même drapeau des hommes si différents d’opinions politiques et religieuses. C’est un heureux résultat dont il faut s’applaudir. Mais, dans cette noble armée, les catholiques et les conservateurs ne doivent céder à personne la place qui leur convient et qui doit être la première.
A Roanne ils peuvent revendiquer, pour une grande part, l’honneur d’avoir assuré aux populations de nos usines le véritable repos du dimanche par le chômage du samedi soir. Il faut maintenant qu’ils interviennent énergiquement et travaillent chacun dans sa sphère, pour assurer, la classe si nombreuse et si intéressante des employés du chemin de fer.
La mesure qui consisterait à fermer la gare de la petite vitesse, le dimanche à 9 heures du matin, si louable qu’elle soit est absolument insuffisante ;
Déjà conformément à un arrêté du ministre des travaux publics en date du 12 juin 1866, les gares de marchandises de petite vitesse sont fermées le dimanche à midi. Cette fermeture profite à Roanne aux quatorze employés ; ces quatorze employés seraient libres, le dimanche à 9 heures du matin, au lieu de midi. Au point de vue religieux, c’est évidemment un avantage appréciable. Mais qu’est-ce que cela, quand on songe aux deux cents agents environ employés au service de la petite vitesse.
Parce que la gare de Roanne ne recevra plus et ne livrera plus de marchandises de petite vitesse à partir de neuf heures du matin, croit-on que ces employés pourront se reposer le reste du jour ? Évidemment non. Le chargement des marchandises apportées le matin ou dans la journée du samedi doit se faire comme d’habitude ; il faut décharger celles que les trains amènent, faire les écritures, manœuvrer les wagons destinés à former les trains.
Pour assurer à peu près le repos du dimanche aux employés de la petite vitesse, il serait nécessaire non seulement de fermer complètement la gare le dimanche, mais encore d’obtenir du ministre une modification à l’article 13 de l’arrêté du 12 juin 1966. Les dimanches et les jours fériés devaient être réduits des délais d’expédition et de livraison pour les marchandises de petite vitesse et le délai pour la perception des droits de magasinage devraient être augmentés de vingt quatre heure, quand le jour de livraison tomberait un dimanche ou un jour férié. Ces modifications ont déjà été obtenues en 1878, en ce qui concerne les wagons complets ; il suffirait de les étendre aux marchandises isolées.
Est-ce qu’une pareille mesure porterait atteinte aux intérêts commerciaux du pays. Ce n’est pas l’avis du plus grand nombre de Chambres de commerce. Nous avons dit dans notre dernier numéro que la Chambre de commerce de Paris appuyait la demande faite par la Compagnie P.L.M. D’autres et non des moins importantes, s’étaient déjà, il y a quelques années, prononcées pour la fermeture des gares de marchandises de petite vitesse pendant toute la journée du dimanche ; citons notamment celles de Lyon, Marseille, Toulouse, Montpellier, Tours, Arras, le Mans, le Havre, Lille etc.
Il suffit du reste de faire remarquer que les nations les plus industrielles et les plus commerçantes ont déjà adopté cette règle. Sans parler de la Suisse et de l’Allemagne, l’Angleterre et les États-unis pratique le repos du dimanche dans la marche et l’exploitation de leurs chemins de fer avec une rigueur qui nous effrayerait, comme trop gênante. Ce sont cependant des pays qu’au point de vue du libéralisme comme au point de vue de l’activité et de la prospérité commerciales, on peut hardiment prendre pour modèles.
Mais, dira-t-on, une pareille réforme ne peut être réalisée que sur l’initiative de la compagnie des chemins de fer ou du gouvernement et par leur entente commune ; le public ne peut qu’attendre, spectateur sympathique mais impuissant.
C’est une erreur. Sans parler des actionnaires de la compagnie, qui ont le droit et le devoir d’intervenir énergiquement dans les assemblées générales, les négociants de Roanne peuvent, sans grande peine, hâter et favoriser singulièrement la solution.
La question ne serait-elle pas un pas immense, si tous nos négociants ou du moins les principaux s’imposaient pour règle de ne faire aucun envoi de marchandise de petite vitesse pendant la journée du samedi. Tous ces travaux impérieux, qui retiennent les employés à la gare pendant la journée du dimanche, disparaîtraient d’un seul coup. Il n’y aurait plus d’objection à faire à la fermeture de la gare, et, avant même que cette fermeture complète fut officiellement décrétée, il serait facile de donner aux employés devenus inutiles le repos pendant un ou deux dimanche sur trois.
Le commerce aurait-il à en souffrir ? Personne n’oserait le prétendre. Les expéditions, qui par suite d’une habitude invétérée sont plus nombreuses le samedi que jamais, se trouveraient avancées d’un jour ; on s’accoutumerait à regarder le vendredi comme le dernier jour de la semaine ; ce serait l’affaire de quelque temps et d’un peu de persévérance.
La chose mérite d’être tentée, et dût-elle coûter quelques efforts, elle est de nature à séduire nos amis. Ils ne sont pas gens à reculer quand on leur montre un but ou la religion et l’humanité sont également intéressées.