ILLUSTRATION : M. Richardo, l'homme non seulement le plus tatoué, mais le mieux tatoué du monde.
LE TATOUAGE
RICHARDO, « l'homme le plus tatoué du monde », a eu, ces temps derniers, sa petite heure de notoriété. On a décrit à l'envi, dans les feuilles, tous les motifs qu'illustrent son dos et sa poitrine : portraits, paysages, marines et ornements divers.
Richardo est un véritable salon de peinture ambulant. Il s'exhibe en ce moment dans les cinémas de la région du Nord. Si vous aimez la peinture sur peau humaine, hâtez-vous d'aller le voir, car c'est un art qui tend vers son déclin ; et il est probable qu'on ne reverra de longtemps phénomène comparable à ce phénix des tatoués.
Les peuples de l'antiquité connaissaient le tatouage. Les Grecs en usaient, mais non pour eux-mêmes ils avaient une trop haute idée de la beauté du corps humain. On ne tatouait que les prisonniers et les esclaves.
Autrefois, en France, dans les hospices où les femmes pauvres venaient faire leurs couches, les sages-femmes marquaient d'un petit tatouage le corps du nouveau-né. C'était une mesure de précaution contre les échanges ou les erreurs. La mère, grâce à ce tatouage d'identité, était sûre, en s'en allant, de ne pas emporter le rejeton d'une autre. Cet usage existait encore à la fin du XVIII siècle, puisque Beaumarchais nous montre Figaro se faisant reconnaître de sa mère par la marque qu'elle lui fit graver sur le bras à sa naissance.
Mais le tatouage, en tant que pratique d'embellissement— si l'on peut dire — comme mode d'élégance, n'a jamais rencontré, chez les peuples européens, la faveur dont il jouit dans certains pays d'Extrême-Orient et chez certaines peuplades de Polynésie.
Les tatoueurs japonais sont des maîtres incomparables, mais depuis longtemps, leur art ne s'exerce plus guère que sur le corps des lutteurs. Il est vrai que ce corps offre à leur talent le moyen de se manifester avec une ampleur singulière. Un bon lutteur japonais doit être, en effet, à peu près aussi large que haut ; et il est certains de ces athlètes qui, par devant et par derrière, et de la tête aux pieds, sont littéralement couverts de tatouages.
L'instrument du tatoueur est une sorte de fin couteau à plusieurs pointes aiguës et très serrées, qu'on enfonce à petits coups rapides dans la peau du patient, après l'avoir trempé dans la couleur.
Le patient est étendu à terre. A l'aide d'un calque percé de coups d'épingle, qu'on lui applique sur la partie du corps à tatouer, et qu'on couvre de noir de fumée, on projette le dessin à reproduire. Cela fait, des aides tendent la peau, et le tatoueur commence sa besogne. Inlassablement, le petit outil piquant et tranchant s'enfonce dans l'épiderme, suivant le tracé noir, jusqu'à ce que la couleur ait pénétré partout.
En Europe, à part quelques crises de snobisme qui mirent naguère le tatouage à la mode en Angleterre, en Russie et dans les pays Scandinaves, cette pratique ne fut guère en usage que dans certains milieux spéciaux.
Aujourd'hui, on ne rencontre plus de beaux tatoués que dans les maisons centrales, dans les bagnes, Biribi a toujours été une grande école de tatouage : il était rare qu'on en revînt sans porter sur le corps quelques dessins naïfs gravés à l'encre indélébile.
Mais que de gens qui se firent tatouer par quelque folle bravade de jeunesse eussent donné gros, plus tard, pour se débarrasser de cette peinture compromettante ! On a cité parfois le cas de Bernadotte. Au temps où il était simple sergent au régiment de Royal-Marine, le futur Charles XIV de Suède s'était fait tatouer sur le bras un bonnet phrygien avec cette devise : « Mort aux tyrans ! » Devenu roi, il s'efforçait de cacher à tous les regards ce tatouage intempestif. A plusieurs reprises, lorsqu'il était malade, son médecin avait voulu le soigner ; mais le souverain s'était toujours refusé énergiquement à subir cette opération. Enfin, un jour qu'il souffrait plus que de coutume, il s'y résigna. Mais, ayant pris le médecin à part, il lui dit : « Jurez-moi que vous ne révélerez à personne ce que vous allez voir ! » Et, ayant mis bas son habit et retroussé la manche de sa chemise, il exhiba aux yeux de l'esculape stupéfait son tatouage révolutionnaire. C'est en vain, en effet, que l'on essayerait de faire disparaître le beau travail à l'aiguille exécuté par un tatoueur consciencieux. On y perdrait son temps. Nous avons connu jadis un tatoué qui, après s'être montré très fier des illustrations de sa peau, avait fini par s'en lasser. Il vint à Saint-Louis demander au docteur Bazy de l'en débarrasser. On le soumit à des bains d'air chaud de plus de cent degrés : on ne réussit qu'à faire pâlir un peu les couleurs.
La vérité c'est que la gravure sur peau humaine est une chose éternelle : la mort elle-même ne l'efface pas.
Ernest LAUT (1938)