Illustration : les hospices et couvents étaient au XVIII° et au XIX° siècles, munis d’un « tour », boîte cylindrique tournant sur elle-même, qui permettait aux parents qui ne voulaient pas se montrer, de confier le bébé abandonné à la garde de la puissance publique.
(Gravure de 1862).
MENEUR D’ENFANTS
Le nourrisson qu’une famille misérable abandonnait sur le parvis d’une église, après avoir parfois, griffonné un prénom sur un bout de papier épinglé aux langes, avait une chance sur dix d’atteindre sa dixième année. Et s’il s’en réchappait, la vie se révélait être pour lui une marâtre singulièrement dure…
Le nombre d’enfants trouvés apportés à Paris ne fit que s’accroître jusqu’à la Révolution. Si en 1670, 312 enfants étaient reçus à l’hôpital général de Paris, il en arrivait 890 en 1680, 1500 en 1700 et 6918, en 1770.
Plus d’un tiers viennent de provinces.
De 1640 à 1789, la Maison de la Couche à Paris recevra près de 400 000 enfants.
En règle générale les « trouvés » sont de très jeunes enfants. A paris au début du règne de Louis XVI, 80% ont moins d’un mois. A Lyon sous la Régence, si les moins d’un mois forment 60% des effectifs, 40% ont un ou deux jours.
Pour l’enfant abandonné sur les marches d’une église ou dans le « tour » d’une institution charitable un long martyre va commencer. Il porte autour du cou un collier auquel est attaché le procès-verbal du commissaire qui vient de constater l’abandon. On lui donne un nom : Delaporte, Dumur, Léglise ou Losier selon qu’il soit trouvé près d’une porte, d’un mur, d’une église ou déposé dans un panier d’osier. Ensuite baptême obligatoire, l’œuvre du salut est primordiale, car on meurt vite dans les hospices, surchargés sans grands revenus et ne permettant pas de vêtir et de s’occuper correctement de ces jeunes enfants.
Le nombre des nourrices est insuffisant, les meilleures sont gardées par les bourgeois des villes.
L’usage de biberons, de bandelettes en guise de tétine, l’habitude de couper le lait avec de l’eau plus ou moins pure, les ustensiles impropres, les locaux insalubres, les langeage rares et trop serrés font des ravages. En 1775, sur 1755 bébés reçus à la Couche à Paris 853 meurent avant leur départ en nourrice. A Rouen, à la même époque, sur les 509 enfants admis en une année, 18% meurent dans la première semaine, 28 % dans la seconde, et 70 % ne vivent pas au-delà du premier mois.
Si l’enfant a échappé aux misères des premières semaines, il court un autre danger, plus terrible encore, celui du transport, car, en effet, les provinces se déchargent sur Paris du soin d’entretenir leurs enfants trouvés. Alors commence un véritable chemin de croix. « Ces enfants sont envoyés des généralités les plus éloignées, telle que d’Auvergne, de Bretagne, de Flandres, de Lorraine, d’Alsace, des Trois-Évêchés… On en charge les commissionnaires qui ne sont autorisés par aucun juge ; la plupart ne savent pas lire, en sorte qu’ils n’ont pas d’extraits baptistaires, ou ceux qu’ils rapportent ne s’accordent ni avec l’âge ni ave le sexe de l’enfant.
Pendant ces longues routes qu’ont leur fait faire dans des paniers ou des voitures ouvertes à toutes les injures de l’air, il n’ont point de nourrice qui les allaitent, et ce n’est souvent qu’avec du vin qu’ont les nourrit ; cette barbarie en fait périr un grand nombre dans le chemin, et les autres épuisés par les fatigues du voyage, n’arrivent que languissant, et nous avons la douleur de voir qu’ils meurent en beaucoup plus grand nombre que ceux qui sont de Paris… »
L.S. Mercier a laissé, de ces meneurs d’enfant un portrait effrayant :
« C’est un homme qui apporte sur son dos des enfants nouveaux-nés, dans une boite matelassée qui peut en contenir trois. Ils sont debout dans leur maillot, respirant l’air par en haut. L’homme ne s’arrête que pour prendre ses repas et leur faire sucer un peu de lait. Quand il ouvre sa boîte, il en trouve souvent un de mort, il achève le voyage avec les deux autres, impatient de se débarrasser de ce dépôt. Quand il l’a confié à l’hôpital, il repart sur le champ pour recommencer le même emploi, qui est son gagne pain. »
La boîte matelassée est un luxe ! Bien souvent, les nourrissons sont transportés par douze ou quinze dans des voitures cahotantes, où ils risquent de se faire briser la tête.
En 1773, une ordonnance de Louis XV prescrit « de se servir de voitures bien conditionnées, dont le fond soit en planches suffisamment garnies de paille neuve, les ridelles exactement closes par des planches bien assemblées ou par des nattes de paille ou d’osier toujours entretenues en bon état, et de couvrir leurs voitures avec une toile bien tendue sur des cerceaux et assez grande pour envelopper les bouts et côtés.
Il faut également qu’il y ait des nourrices assises sur des bancs suspendus au-devant et au-derrière de la voiture avec des cordes ou courroies solidement attachées, afin que les nourrices soient à portée de veiller aux besoins des nourrissons et de prévenir les accidents auxquels ils pourraient être exposés sur la route ».
Le remède à ces inconvénients eût été de mettre très tôt ces enfants en nourrice, dans un lieu proche de leur exposition. C’est le vœu des habitants d’Aubervilliers, exprimé dans leur cahier de doléance de 1789. « Il serait indispensable qu’ils fussent, dès le berceau, élevés et nourris à la campagne et formés de bonne heure aux travaux qui endurcissent le corps et rendent la constitution robuste ; que l’État distribue donc ces enfants dans la campagne au fur et à mesure qu’il les reçoit de la Providence, qu’il paie pour chacun d’eux, jusqu’à l’âge de dix ans une pension qui ne sera guère plus forte que les frais qu’ils coûtent dans les maisons où on les élève ; on ne manqueras pas ni de fermier ni de cultivateurs gros et petits qui se chargeront volontiers de ces enfants ».
L’industrie elle aussi se chargea de cette main d’œuvre à « bon marché ». Dès qu’ils étaient capables de tenir un outil, les enfants trouvés étaient employés dans les fabriques et les usines. Ils rejoignaient la grande foule des enfants pauvres qui pendant de nombreuses années, travaillaient de dix à quinze heures par jour, dans des conditions d’hygiène et de sécurité inimaginables.
Avec les progrès de l’hygiène, des techniques d’allaitement et la transformation des transports, la fin du XIX° siècle améliorera peu à peu le sort des enfants abandonnés. Il sera mis un terme à ce véritable « Massacre des innocents »
Pierre Roudil