POUR MONSIEUR « BOUGLIONE » DE ROANNE
Salut Alain, si de la haut tu nous regardes, lis ci-dessous, un texte souvenir d’enfance de René Begeot habitant de Lure (Haute-Saône) sur le cirque que tu aimais tant. Tu nous manques.
Bernard
LE CLOWN
Chaque année, pour la fête du pays, le cirque Riconno venait dresser son chapiteau sur la place du marché. Ce n’était pas un très grand cirque, mais néanmoins déjà important pour ne pas aller exhiber ses attractions dans les localités peu conséquentes. Il lui fallait une population déjà susceptible de rendre rentable ses représentations.
Il devint par mariage ou par association, le cirque Gruss et Riconno, puis il disparu après diverses appellations pour ne laisser subsister que les Gruss, que l’on retrouve dans les grands cirques d’aujourd’hui.
En ce temps-là, trois jeunes enfants du pays, René, Albert et Berthe, se réjouissaient chaque année de l’arrivée du cirque Riconno. Les distractions étaient assez rares à cette époque. De temps en temps, on voyait une ménagerie, un montreur d’ours, un prestidigitateur qui donnait un spectacle dans les écoles, un colosse puissant qui se faisait casser une énorme pierre sur le dos ; il était aussi briseur de chaînes et résistait à la traction de deux forts chevaux de trait, comtois ou percherons.
Le cirque était donc le « nec plus ultra » des amusements, avec les écuyères, les équilibristes, les acrobates, les funambules, les jongleurs, et surtout les clowns et les augustes qui étaient susceptibles de se muer en toutes ces spécialités tant ils étaient vifs et agiles.
A cette époque, il y avait toujours la parade ou tour de ville, qui suscitait la curiosité des habitants. C’était surtout l’orchestre qui faisait entendre à travers les rues des airs typiquement « cirque », qui enchantaient les habitants et les incitaient à assister aux représentations.
Le soir, c’était de nouveau la parade à l’entrée du cirque, avec quelques-uns des artistes et l’orchestre, dont le clown et l’auguste qui devaient savoir tout faire, étaient les exécutants.
La mère Riconno, avec sa belle tignasse blanche, tenait la caisse. Le public s’entassait sur les gradins.
Après les funambules le dresseur de chevaux et l’écuyère, les chiens savants, on attendait les clowns avec impatience.
Eusébio, le clown, arrivait en pirouettant dans son costume bariolé, pailleté et scintillant. Sa face blanche ressortait sous l’éclat des lampes à acétylène, qui constituaient l’éclairage de l’époque. M.« Loyal », le régisseur, l’interpellait et c’était un dialogue amusant qui s’engageait avec lui. Puis venait l’Auguste, le compère du clown, au maquillage outrancier, avec son nez rouge, ses vêtements grotesques contrastant avec le costume plus élégant du clown.
Des scènes cocasses se développaient, des jets de poudre s’échappaient du postérieur de l’auguste tandis que le clown faisait de la musique avec les instruments les plus divers ; une boîte qui devenait accordéon, une petite caisse un violon, dont il tirait des airs mélodieux.
- Vous êtes un grand musicien, Mossieu ?
- Un virtuose, Missieu ; j’ai joué devant le Grand Duc de Russie.
- Je ne savais pas cela Mossieu. Mais moi j’ai joué de la grosse caisse devant le président de la République, quand j’étais tambour à la Garde Républicaine.
- Vous êtes un menteur, Missieu.
Et cela finissait par une bagarre sans pareille où M. Loyal intervenait pour les expédier dans les coulisses.
On les revoyait à nouveau, venant tenir l’ombrelle de la fil-de-fériste ou le cercle enflammé par où sautait l’écuyère, monté sur un beau cheval.
Ah ! Les belles soirées que celles du cirque Riconno !
A point que le lendemain, nos trois enfants vinrent rôder autour du chapiteau. Ils reconnurent Eusébio qui n’était plus grimé. Il était auprès de sa roulotte – on dirait une caravane aujourd’hui, mais c’était tout de même moins confortable.
Il réparait l’ombrelle de la funambule qui était sa femme, Elsa, une jolie tzigane. Il devint vite familier avec les enfants et leur apprit qu’il avait une fillette de 12 ans, du nom d’Annette, qui restait toute la journée allongée sur une chaise longue. Elle était tuberculeuse et le médecin ne leur laissait guère d’espoir. Le pauvre Eusébio, en en parlant, avait les larmes aux yeux.
- Je veux prier la Notre-Dame du Haut pour qu’elle guérisse dit-il.
Ils firent sa connaissance ; c’était une jolie enfant mais à l’air souffreteux, au teint pâle et aux yeux brillants. Son grand bonheur était de la porter, le soir au cirque, pour qu’elle voie son père dans un costume de bouffon, faire sa pantomime et faire rire les spectateurs.
Personne n’aurait pu déceler la peine qu’il avait dans son cœur.
Et le cirque s’en alla.
Il revint l’année suivante. Il était à peine monté, que nos trois enfants allèrent rôder près des roulottes. Ils trouvèrent Eusébio tout réjouit.
- « Ah ! Mes enfants, la Notre-Dame m’a exaucé. Annette est guérie comme par miracle, mais elle est encore dans une maison de cure d’air pour achever sa convalescence. Vous la verre l’année prochaine ».
Ils furent très heureux de cette nouvelle, mais regrettèrent de ne pas voir Annette.
Le soir ils étaient au cirque.
Le clown et l’auguste arrivèrent, et Eusébio raconta des histoires gaies à M. Loyal, puis avec Auguste, celui-ci lui dit :
- Vous êtes bien gai ce soâr, Mossieu
- Oui Missieu, je suis très gai
- Peut-on savoir pourquoâ, Mossieu ?
- Oui Missieu, j’ai un petit ange qui devait retournait au ciel et qui va maintenant, je le sais, rester avec moi pour toujours. N’y a-t-il pas lieu d’être heureux Missieu ?
- Oh ! Si, Mossieu, j’en suis bien content, et je vous salue, en vous proposant de faire un peu de musique.
Et nos deux artistes, avec un accordéon, un trombone, et une grosse caisse manœuvrée au pied, jouèrent les plus beaux airs de leur répertoire.
L’année suivante, le cirque Riconno revint comme d’habitude, mais Eusébio avait quitté la troupe et nos trois enfants ne revirent jamais la petite Annette.
Le Nouvel Almanach Franc-Comtois 1980