SUR LA BONNE VOIE AVEC ETIENNE CHEVILLARD
Il faudrait écrire un très gros livre pour raconter la vie et le travail des poseurs S.N.C.F. Il y a quarante ans, les équipes se composaient de 7 à 8 hommes par brigade et le District d’Amplepuis en comptait cinq : l’Hôpital, Régny, St-Victor, Amplepuis et les Sauvages.
Le travail des poseurs était varié, souvent fatiguant mais agréable pour qui aime la nature et la vie en plein air ; pour la plupart issu de la campagne, ils avaient la jovialité et la résistance des paysans.
Nivellement, dressage des voies et renouvellement des traverses étaient souvent au menu, de temps à autre remplacement des rails usés que nous transportions avec le Lorry en marchand sur le rail que nous appelions « rayons ».
En hiver, le débroussaillage se faisait avec des outils simples, faux, faucille, serpette et goyard ; le girobroyeur n’était pas inventée en 1951 ; Nous coupions ronces et buissons dans les talus abrupts aux risques de nous rompre le cou, mais quand on a vingt ans on est heureux de se faire peur. Le ballast était notre plancher des vaches et sous les vieilles traverses les vipères se terraient à l’ombre. Les tunnels qui étaient nombreux étaient notre bête noire, le courant d’air était malsain et les lampes à acétylène peu éclairantes. Par grands froids, pendant la nuit, des chandelles de glace impressionnantes se formaient sous la voûte des tunnels ; avant le passage de la première Micheline, un poseur devait les faire tomber à l’aide d’une trique ; celui qui habitait le passage à niveau le plus proche était désigné d’office pour ce travail peu réjouissant par moins 20 degrés à cinq heures du matin, et souvent un pic était nécessaire pour dégager le rayon. Au retour de la corvée, notre copain appréciait un verre de vin chaud ou un café brûlant.
Chaque semaine, le chef de canton avait le privilège d’une longue promenade aller retour, environ 15 kilomètres, pour déceler visuellement les moindres anomalies des rails, traverses, éclisses, les joints et les possibles éboulements sur le parcours.
Le sous-chef remplaçait son supérieur en cas d’absence sur les chantiers et également pour les rapports au District. Pour les grands renouvellements, également pour les aiguillages des voies de garage près des gares, le conducteur de travaux « chef-poseur » était Jean Varnier qui vient de nous quitter à l’âge de 88 ans ; M. Fayard notre chef de District venait souvent faire son tour quant au chef de section, les poseurs ne le connaissaient pratiquement pas.
En 1951, nous vissions les tire-fonds à la main à l’aide d’une clef à quatre mains. J’admirais l’adresse des anciens qui ouvrageaient les pièces de bois à l’herminette pour y déposer les salles en fer sur lesquelles reposaient les rails et appareils d’aiguillages. Le nivellement était de grande précision avec lunette et mire à partir des points hauts, les chiffres étaient inscrits sur le patin du rail, vous y ajoutez l’évaluation des danseuses et cela donnait un dosage précis de gravillons que nous faisions glisser sous chaque traverse à l’aide de pelles souffleuses, les rails étaient soulevés de quelques centimètres par des crics spéciaux. Les lourds convois aplanissaient l’ensemble, Il ne restait que le dressage des voies qui se faisait à l’aide de grosses barres de fer et l’œil du chef pour ripper l’ensemble en cadence par petits-à-coups.
Dans les tunnels, de chaque côté des parois, se trouvent des refuges assez profonds qui permettent de laisser passer les trains en toute sécurité pour les ouvriers, un agent était spécialement affecté à ce service avec une trompe voire même un téléphone relié à la gare pour les travaux importants, ces refuges étaient signalés par des plaques en émail qu’il fallait nettoyer de temps à autre.
Dans les années 50, les locomotives à vapeur tiraient encore des lourds convois de marchandises et manoeuvraient dans chaque gare pour le triage des wagons, les escarbilles pouvaient vous blesser les yeux et quelques fois, en période de sécheresse provoquer des incendies que les poseurs combattaient avec des genets ou simplement des pelles. Par forte chaleur, le travail était vraiment pénible, il est même arrivé de nous faire travailler de 5h à 13 h ; les jeunes intrépides que nous étions montraient leur force et leur vitalité, les plus vieux suivaient le rythme comme ils pouvaient engoncés dans leurs vêtements de moleskine noir, chemise à pantillon et ceinture de flanelle de trois mètres qui les faisaient transpirer abondamment, alors que les jeunes portaient shorts et chemisettes quand nous n’étions pas torse nu, chaussés de brodequins de cuir et de chaussettes de laine retombant sur les chaussures, bronzés comme des Africains.
Rassurez-vous, les anciens savaient doser leurs efforts et les poses intermittentes permettaient de boire un petit coup. Ces hommes de fort tempérament qui en avaient vu d’autres comme ils disaient ne buvaient que rarement de l’eau, « elle faisait transpirer et rouiller l’estomac » !
Près du couvent de Pradines sur les collines de « Chez France », M. Seigneret faisait un petit vin pas trop alcoolisé et agréable à boire ; j’étais désigné pour faire le « mousse » donc prendre le vin à la ferme, servir à boire pendant les poses et diviser le prix par le nombre d’assoiffés. C’est ainsi qu’au bout de quatre ans, étant auxiliaire, ayant la bosse du commerce, j’ai quitté mes amis et les voies ferrées mais pendant quelques années, je ne manquais pas de les rencontrer à l’occasion sur les chantiers en bordure de route ayant soin d’avoir dans mon camion-magasin ce qu’il fallait pour leur prouver mon amitié.
Quarante ans plus tard, moi-même retraité, je leur devais cet hommage, la plupart d’entre eux ne sont plus de ce monde, le paradoxe dans ce métier est que les voyageurs confortablement installés dans les wagons ne voient jamais en plein travail ces hommes qui animent la vie du rail et pour cause.
Etienne CHEVILLARD (Pays Roannais du 24.12.1993).