Lu dans la presse Roannaise de 2002
ROANNE 1950 : UN TRAIN D’ARMEMENT BLOQUE ROUTE DE PARIS
Pierre Goutorbe, habitant de Roanne, fut l’un des acteurs de cet événement. Cinquante-deux ans après, presque jour pour jour, il nous raconte le déroulement des faits
LE CONTEXTE
[Le 18 mars 1950 est lancé l’appel de Stockholm, qui exige entre autre l’interdiction absolue de l’arme atomique, recueillant 14 millions de signatures en France et 560 millions dans toute l’Europe. Un an plus tard, le Conseil Mondial de la paix se réunit à Berlin et la campagne pour un « pacte de paix » recueille des centaines de millions de signatures dans le monde, dont 12 en France. En décembre 1952 a lieu à Vienne en Autriche un Congrès mondial des peuples pour la paix. Il rassemble 2000 délégués de 72 nations. Il y a également la grande vague de soutien à Julius et Ethel Rosenberg, condamnés à mort aux USA pour espionnage au profit de l’URSS ; le 17 juin 1953, deux jours avant l’exécution, est organisée une énorme manifestation en leur soutien.
C’est dans ce contexte qu’en France dockers, marins et cheminots refusent de débarquer et de transporter du matériel de guerre destiné à la lutte contre le Viêt Minh ou pour une guerre contre l’URSS. A Nice, c’est une rampe de lancement de V-2 qui est jetée à la mer par les manifestants ; à Bercy une locomotive est décrochée d’un train de matériel de guerre. Des trains de matériel sont bloqués à Grenoble, Saint-Pierre-des-Corps, Valence, Roanne... De vastes mouvements sont lancés contre la Communauté Européenne de Défense (CED) et le réarmement allemand.
De par sa position de membre du mouvement communiste international, le PCF a donc une ligne très dure dans le cadre du conflit se développant au niveau international. Le Manifeste du XIIème congrès (se tenant à Gennevilliers en banlieue parisienne du 2 au 6 avril 1950), qui explique que « la Paix tient à un fil », est très engagé : dénonciation du plan Marshall et de l’OTAN, appel à l’interdiction de la bombe atomique, à la reconnaissance de la République Démocratique Allemande et de la République Démocratique du Vietnam...]
Le 23 mars 1950, un train d’une dizaine de wagons doit quittter l’Arsenal. Il transporte cinq automitrailleuses, deux chenillettes un command-car et des moteur réparés. Tout ce matériel est destiné à l’Indochine en guerre. Des tracts, en particulier de la C.G.T. appellent au blocage de ce convoi. Une manifestation est prévue à 11 heures, route de Briennon près du cimetière.
« Avant cette manifestation, explique Pierre Goutorbe, il y avait eu en France d’autres actions contre la guerre d’Indochine. Par exemple, Henri Martin, un militaire, avait distribué des tracts, une femme s’était couchée sur des rails. Pour notre part, la décision d’organiser un mouvement de protestation s’est faite après une longue discussion. Pour nous, il ne s’agissait pas véritablement d’empêcher le train de partir. Nous n’en avions pas les moyens. De toute façon, nous savions bien que ce train n’était pas le premier train de matériel pour l’Indochine et qu’il ne serait certainement pas le dernier. Nous voulions seulement le bloquer symboliquement afin de marquer notre opposition à une guerre qui coutait cher en vies humaines, en argent et empêchait les Vietnamiens d’avoir leur indépendance. Nous avions tout de même minutieusement préparé notre action ; Avec un copain, nous étions allés repérer le meilleur endroit pour arrêter le train. C’est à ce moment là d’ailleurs qu’un inspecteur des Renseignements Généraux nous suivait. »
Afin d’éviter la manifestation, le départ du train est avancé d’une demi-heure. Prévenus par des travailleurs de l’Arsenal, des centaines de manifestants réussissent quand même à immobiliser le convoi ferroviaire à Riorges, après le passage à niveau, à hauteur du Pontet.
De violents affrontements les opposent aux gendarmes, CRS et agent de police. Pendant ce temps des débrayage ont lieu à l’Arsenal.
Vingt-sept manifestants sont interpellés pendant la manifestation. Sept autres le seront plus tard.
« Après la manifestation, se rappelle Pierre Goutorbe, j’ai été convoqué au commissariat et interrogé sur mes responsabilités dans le déroulement des événements. Le lendemain, à midi, j’ai été arrêté chez moi. Le sous-préfet avait informé M. Dourdein, maire de Roanne, de ma prochaine arrestation. L’un de ses adjoints M. Bonnefille, s’était alors déplacé pour me prévenir. Les gendarmes arrivèrent quelqus minutes après lui. Comme ma femme et ma fille de cinq ans étaient présentes, M. Bonnefille demanda aux gendarmes de m’emmener sans me passer les menottes. Ils acceptèrent de la faire sans discuter. »
Dix-huit des vingt-sept personnes [i] arrêtées, dont Pierre Goutorbe, sont emprisonnées à Lyon, au fort de Montluc, pour les hommes et à la prison Saint-Joseph pour les femmes. Ils y passeront près de 6 mois. « A Montluc, se souvient Pierre Goutorbe, comme nous n’étions pas des voleurs, des assassins ou des violeurs, l’administration pénitencieère avait accepté de nous regrouper dans un même quartier. Au dessus, nous avions pour voisins des collaborateurs et à notre étage, des SS condamnés à mort. On voyait ces SS faire leur promenade enchainés. En fait, un seul d’entre-eux fut fusillé parce qu’il avait tué deux gendarmes. Les autres ont tous été libérés. Le matin, les portes de nos cellules étaient ouvertes et le restaient jusqu’à dix-huit heures. Nous passion l’essentiel de nos journée ensemble. Nous lisions et avions de nombreuses discussions. Les Lyonnais ont véritablement pris soin de nous. Ils s’occupaient de notre linge, nous apportaient de la nourriture. Nous n’avons d’ailleurs presque jamais mangé l’ordinaire de la prison.
En passant près de la prison, les cheminots faisaient siffler leurs trains pour nous. Grâce à tout cela, dans la journée, nous gardions facilement le moral. La nuit par contre, c’était plus dur. »
DIX-HUIT ROANNAIS DEVANT UN TRIBUNAL MILITAIRE
Pierre Goutorbe habite Roanne. En mars 1950, pour marquer son opposition à la guerre d’Indochine, il participe, à Riorges, au blocage d’un train de matériel militaire. Suite à cette action, 17 Roannais et lui-même sont arrêtés et incarcérés à la prison de Montluc, à Lyon. Cinq mois plus tard, ils sont jugés par un tribunal militaire.
[1950, une année socialement et politiquement agitée. La France est sous le régime de la IV° République. Son président d’alors est Vincent Auriol. Le président du conseil Georges Bidault (le président du Conseil est le chef du gouvernement. C’est lui qui dirige le pays. Le Président de la République ne possédant qu’un pouvoir symbolique) ; ce dernier est également député de la Loire depuis 1945. Il est soutenu par la 3° force, union politique formée par les socialistes, les radicaux et les centristes.
Durant l’année 1950, la France propose la création d’une communauté européenne du charbon et de l’acier, première étape vers la constitution d’une union européenne. Le SMIG (ancêtre du SMIC) est créé. La politique d’austérité mise en place déclenche de nombreux conflits sociaux. Les actions contre la guerre d’Indochine se développent. La guerre de Corée éclate. Elle aggrave les tensions entre l’Est et l’Ouest et relance la course aux armements. Le Comité mondial pour la paix lance l’appel de Stockholm pour l’interdiction des armes atomiques.]
Le procès débute, au fort de Montluc, le 22 août 1950. Les dix-huit roannais sont accusés d’infraction à la sureté de l’Etat, de participation ou entrave violente à la circulation du matériel destiné à la Défense nationale et en plus pour Pierre Goutorbe, d’avoir rédigé un tract contre la guerre d’Indochine.
« Ces accusations étaient très exagérées par rapport à ce que nous avions fait, précise Pierre Goutorbe. Elle ne nous ont cependant pas surpris. Nos avocats nous avaient prévenus qu’avec un tribunal militaire, les charges retenues szeraient forcément lourdes ».
A l’audience, au nom de tous les accusés, Pierre Goutorbe fit une déclaratgion pour revendiquer et justIfier leur action.
Des commissaires, des cadres de la gendarmerie et des CRS viennent témoigner à charge. Ils sont vingt-sept au total. Quinze témoins à décharge leur succèdent. Ils confirment tous la réalité de l’idéal de paix des accusés. Ils expriment leur solidarité avec ces derniers.
« Parmi les témoins venus nous défendre, se rappelle Pierre Goutorbe, se trouvait Mme Bonnard. Pendant son témoignage, il y eut un impressionnant silence, provoqué par le respect et l’émotion. Elle était la mère d’un jeune soldat venant d’être tué en Indochine. Le général Joinville, ancien chef d’état-major des FFI, est également venu déposer en notre faveur. Lorsqu’il s’est trouvé face à lui le colonel qui menait l’accusation semblait plutôt mal à l’aise. Marie-Claude Vaillant-Couturier, grande résistante et déportée, faisait aussi partie de ceux qui nous ont défendus ».
Ce procès déclenche dans la Loire et le Rhône un vaste mouvement de protestation. Les pétitions, les débrayages, les grèves, les rassemblements, se multiplient pendant toute sa durée.
Le jeudi 24 août, le commissaire du gouvernement prononce son réquisitoire. Il réclame 5 ans de réclusion pour Pierre Goutorbe, 4 ans pour Lucien Benoit et Léon Chenaud, trois ans pour Jeanne Pitival, Robert Bayon, Pierre Charrondière, François Petit, Henri Gibert et Claudius Tiquet, 1 à 2 ans pour les autres.
« Après ce que nous avaient dit nos avocats, je m’attendait à des peine de prison, confie Pierre Goutorbe.
Par contre j’ai été fortement surpris par le nombre d’années demandées. Je n’ai pas paniqué pour autant. Ma femme qui était dans la salle, elle s’est évanouie.
Si Lucien Benoit et moi avons été l’objet des réquisitions les plus lourdes, c’est sans doute qu’étant données nos fonctions nous avons été considérés comme les responsables dans cette affaire. En ce qui concerne les autres, je ne sais pas à partir de quels critères a été définie l’échelle des peines ».
Le tribunal prononce son verdict le 26 août : les 18 accusés sont acquittés et bénéficient d’une libération immédiate.
« Nous avons été totalement surpris par la décision du tribunal, raconte Pierre Goutorbe. Cette libération, nous la devons certainement à nos avocats, tels Me Lederman, Me Jacquier-Cachin ou encore Me Ferrucci, qui nous ont remarquablement défendus. Aux témoins, aussi, qui ont impressionné les juges. L’ampleur de solidarité en notre faveur a sans doute joué un rôle. Pour le reste, il est en outre possible que nos juges aient ramené notre affaire à ses véritables proportions. Nous n’étions pas des criminels. Nous n’avions pas de casier. Nous n’avions rien cassé. Les cinq mois que nous avions passés en prison leur sont donc, peut-être, apparus comme une peine suffisante. Ils n’ont aussi peut-être pas voulu condamner des Résistants.
Dans ce cas Ils ne pouvaient pas décemment condamner les autres. Ou alors tout simplement, nous avons été jugés par des militaires, eux aussi opposés à la guerre d’Indochine. »
Le soir du 26 août, une foule importante vient à la Bourse du travail de Roanne pour y saluer les dix-huit acquittés. « Nous avons mis beaucoup de temps pour entrer dans le bâtiment, tellement il y avait du monde, se souvient Pierre Goutorbe. La salle qui pouvait accueillir 1500 personnes, était pleine. Dehors, sur la place de la Justice, c’était la même chose ».
Quelques jours plus tard les dix-huit se rendent à Saint-Etienne. Ils veulent remercier les Stéphanois pour leur soutien. Malgré une interdiction préfectorale, ce qui s’était passé à Roanne se reproduit à Saint-Etienne, avec en plus un feu d’artifice tiré du toit de la Bourse du Travail.
QUI ETAIENT LES ACCUSES ?
Il s’agissait de :
Marcel ALLOIN, trois enfants, employé municipal, secrétaire du PCF de Roanne.
Robert BAYON, employé de bureau, secrétaire de l’Union de la Jeunesse républicaine (Mouvement des jeunes communistes).
Lucien BENOIT, trois enfants, journaliste, emprisonné pendant la guerre à Montluc pour faits de Résistance.
Antoine BREAT, deux enfants, cheminot.
Pierre CHARRONDIERE, un enfant, ancien déporté de la Résistance, employé de l’usine à gaz. Léon CHENAUD, deux enfants, délégué CGT du personnel à France-Rayonne.
Henri GIBERT, deux enfants, ajusteur, ancien prisonnier de guerre et ancien international de rugby.
Pierre GOUTORBE, un enfant, secrétaire de la Bourse du travail, conseiller municipal de Roanne, administrateur de la Caisse primaire d’assurances sociale, ancien Résistant arrêté en 1940.
Marcelle GRISARD, veuve, tisseuse.
Albert MOREAU, secrétaire du syndicat CGT des papetiers.
François PETIT, instituteur, grand invalide de la Résistance.
Jeanne PITIVAL, une fille, ménagère, secrétaire locale de l’UFF (Union des Femmes Françaises : association patriotique et populaire proche du parti communiste) et membre du bureau fédéral du PCF.
Marguerite RABEYRIN, deux enfants, ménagère, animatrice de l’UFF.
Albert RESSICAUD, deux enfants membre du conseil de la CGT de l’Arsenal.
Pierre SADOT,un enfant, cheminot.
Claudius TIQUETdeux enfants, ancien verrier, secrétaire du Syndicat CGT du bâtiment.
L’AFFAIRE DANS LE LIVRE DE M. Alain Ruscio
[i] Les personnes qui furent relâchées après leur arrestation étaient : François Burellier, Maurice Chalumeau, Madame Chuzeville, Etienne Guigue, Marcel Meudec, Marthe Perrier, Claude Serrano, Mesdames Lathaud et Moreau.