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Les
diligences déportées<o:p></o:p>
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Quelques lignes empruntées à Alphonse Daudet. Elles rendent bien lambiance dun voyage en diligence à la fin du XIX° siècle<o:p></o:p>
C'était une vieille diligence dautrefois, capitonnée à lancienne mode de drap
gros bleu tout fané, avec ces énormes pompons de laine rêche qui, après
quelques heures de route, finissent par vous faire des maux dans le dos...
Tartarin de Tarascon avait un coin de la rotonde ; il s' y installa de son mieux,
et en attendant de respirer les émanations musquées des grands félins dAfrique,
le héros dut se contenter de cette bonne vieille odeur de diligence,
bizarrement composée de mille odeurs, hommes, chevaux, femmes et cuir,
victuailles et paille moisie.
Il y avait de tout un peu dans cette rotonde. Un trappiste, des marchands
juifs, deux cocottes qui rejoignaient leur corps le 3e hussards, un photographe
d' Orléansville... mais, si charmante et variée que fût la compagnie, le
tarasconnais n' était pas en train de causer et resta là tout pensif, le bras
passé dans la brassière, avec ses carabines entre ses genoux... son départ
précipité, les yeux noirs de Baïa, la terrible chasse qu' il allait entreprendre,
tout cela lui troublait la cervelle, sans compter qu' avec son bon air
patriarcal, cette diligence européenne, retrouvée en pleine Afrique, lui rappelait
vaguement le Tarascon de sa jeunesse, des courses dans la banlieue, de petits dîners
au bord du Rhône, une foule de souvenirs...peu à peu la nuit tomba.
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Le conducteur alluma ses lanternes... la diligence rouillée sautait en criant sur ses vieux ressorts ; les chevaux trottaient, les grelots tintaient... de temps en temps, là-haut, sous la bâche de limpériale, un terrible bruit de ferraille... cétait le matériel de guerre. Tartarin de Tarascon, aux trois quarts assoupi, resta un moment à regarder les voyageurs comiquement secoués par les cahots, et dansant devant lui comme des ombres falotes, puis ses yeux sobscurcirent, sa pensée se voila, et il nentendit plus que très vaguement geindre lessieu des roues, et les flancs de la diligence qui se plaignaient... subitement, une voix, une voix de vieille fée, enrouée, cassée, fêlée, appela le tarasconnais par son nom : " Monsieur Tartarin ! Monsieur Tartarin !
-qui mappelle ?
-c' est moi, Monsieur Tartarin ; vous ne me reconnaissez pas ? ... je suis la
vieille diligence qui faisait-il y a vingt ans-le service de Tarascon à
Nîmes... que de fois je vous ai portés, vous et vos amis, quand vous alliez
chasser les casquettes du côté de Jonquières ou de Bellegarde ! ... Je ne vous
ai pas remis d' abord, à cause de votre bonnet de teur et du corps que vous
avez pris ; mais sitôt que vous vous êtes mis à rouler, coquin de bon sort ! Je
vous ai reconnu tout de suite.
-c' est bon ! Cest bon ! " Fit le tarasconnais un peu vexé. Puis, se
radoucissant : " mais enfin, ma pauvre vieille, qu' est-ce que vous êtes
venue faire ici ?
-ah ! Mon bon Monsieur Tartarin, je n' y suis pas venue de mon plein gré, je
vous assure... une fois que le chemin de fer de Beaucaire a été fini, ils ne
mont plus trouvée bonne à rien et ils mont envoyée en Afrique... et je ne
suis pas la seule !
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Presque toutes les diligences de France ont été déportées comme moi. On nous trouvait trop réactionnaires, et maintenant nous voilà toutes ici à mener une vie de galère... cest ce quen France vous appelez les chemins de fer algériens. " Ici la vieille diligence poussa un long soupir ; puis elle reprit : " ah ! Monsieur Tartarin, que je le regrette, mon beau Tarascon ! Cétait alors le bon temps pour moi, le temps de la jeunesse ! Il fallait me voir partir le matin, lavée à grande eau et toute luisante avec mes roues vernissées à neuf, mes lanternes qui semblaient deux soleils et ma bâche toujours frottée dhuile ! Cest ça qui était beau quand le postillon faisait claquer son fouet sur lair de : lagadigadeou, la tarasque ! La tarasque ! Et que le conducteur, son piston en bandoulière, sa casquette brodée sur loreille, jetant dun tour de bras son petit chien, toujours furieux, sur la bâche de limpériale, sélançait lui-même là-haut, en criant : " allume ! Allume ! " Alors mes quatre chevaux sébranlaient au bruit des grelots, des aboiements, des fanfares, les fenêtres souvraient, et tout Tarascon regardait avec orgueil la diligence détaler sur la grande route royale.
Quelle belle route, Monsieur Tartarin, large, bien entretenue, avec ses bornes
kilométriques, ses petits tas de pierre régulièrement espacés, et de droite et de
gauche ses jolies plaines doliviers et de vignes... puis, des auberges tous
les dix pas, des relais toutes les cinq minutes... et mes voyageurs, quelles
braves gens ! Des maires et des curés qui allaient à Nîmes voir leur préfet ou
leur évêque, de bons taffetassiers qui revenaient du Mazet bien honnêtement,
des collégiens en vacances, des paysans en blouse brodée, tout frais rasés du
matin, et là-haut, sur limpériale, vous tous, messieurs les chasseurs de casquettes,
qui étiez toujours de si bonne humeur, et qui chantiez si bien chacun la vôtre,
le soir, aux étoiles, en revenant ! ...maintenant, cest une autre histoire...
dieu sait les gens que je charrie ! Un tas de mécréants venus je ne sais d' où,
qui me remplissent de vermine, des nègres, des bédouins, des soudards, des
aventuriers de tous les pays, des colons en guenilles qui mempestent de leurs
pipes, et tout cela parlant un langage auquel Dieu le père ne comprendrait
rien... et puis vous voyez comme on me traite ! Jamais brossée, jamais lavée.
On me plaint le cambouis de mes essieux... au lieu de mes gros bons chevaux
tranquilles d' autrefois, de petits chevaux arabes qui ont le diable au corps,
se battent, se mordent, dansent en courant comme des chèvres, et me brisent mes
brancards à coups de pieds... aïe ! ... aïe ! ...tenez ! ... voilà que cela
commence... et les routes !
Par ici, cest encore supportable, parce que nous sommes près du gouvernement ;
mais là-bas, plus rien, pas de chemin du tout. On va comme on peut, à travers
monts et plaines, dans les palmiers nains, dans les lentisques... pas un seul
relais fixe. On arrête au caprice du conducteur, tantôt dans une ferme, tantôt
dans une autre.
Quelquefois ce polisson-là me fait faire un détour de deux lieues pour aller
chez un ami boire labsinthe ou le champoreau ... après quoi, fouette,
postillon ! Il faut rattraper le temps perdu.
Le soleil cuit, la poussière brûle. Fouette toujours ! On accroche, on verse ! Fouette plus fort ! On passe des rivières à la nage, on senrhume, on se mouille, on se noie...fouette ! Fouette ! Fouette ! ... puis le soir, toute ruisselante, -c' est cela qui est bon à mon âge, avec mes rhumatismes ! ... -il me faut coucher à la belle étoile, dans une cour de caravansérail ouverte à tous les vents.
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La nuit, des chacals, des hyènes viennent
flairer mes caissons, et les maraudeurs qui craignent la rosée se mettent au
chaud dans mes compartiments... voilà la vie que je mène, mon pauvre monsieur
Tartarin, et je la mènerai jusqu' au jour où, brûlée par le soleil, pourrie par
les nuits humides, je tomberai ne pouvant plus faire autrement sur un coin de
méchante route, où les arabes feront bouillir leur kousskouss avec les débris
de ma vieille carcasse...
-Blidah ! Blidah ! " dit le conducteur en ouvrant la portière.
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Daudet, Alphonse. Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon