<o:p> </o:p>
<o:p> </o:p>
LAURENCE STERNE ENTRE ROANNE ET TARARE<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
1767 Dans une ferme, entre lHôpital-sur-Rhins et Saint-Symphorien-deLay, lécrivain anglais Laurence Sterne apprécie le pain et froment, la rasade au cruchon et la danse familiale après le dîner <o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
Le fer dun des pieds, de devant du limonier menaçant de se détacher, au bas de la côte qui monte au mont Tarare, le postillon descendit du cheval, arracha le fer et le mit dans sa poche ; comme la montée était de cinq ou six milles et que le cheval était notre principale ressource, jinsistai pour quon reclouât le fer aussi bien que possible : mais le postillon avait jeté les clous, et comme le marteau du coffre sans eux ne pouvait servir à grand-chose, je me résignai à continuer.
<o:p> </o:p>
Le cheval navait pas monté plus dun demi mille quen arrivant à un endroit pierreux, la pauvre bête perdit un second fer, justement celui de son autre pied de devant ; je descendis alors de la chaise pour tout de bon, et apercevant une maison à environ un quart de mille sur la gauche, je décidai à grand-peine le postillon à tourner pour sy rendre. Laspect de la maison et de ses dépendances, quand nous en approchâmes, me fit accepter mon accident : cétait une petite ferme entourée denviron vingt acres de vignes et dà peu près autant de blé, contre la maison, il y avait dun côté un potager dune acre et demie, plein de tout ce qui pouvait entretenir labondance dans une maison de paysan français, et de lautre un petit bois qui fournissait de quoi faire cuire les produit du potager. Il était environ huit heures du soir quand jy arrivai. Je laissai donc le postillon se tirer daffaire comme il pouvait, et quant à moi, jentrai tout droit dans la maison.
<o:p> </o:p>
La famille se composait dun vieillard à cheveux gris et de sa femme, avec cinq ou six fils, gendres et leurs femmes respectives et derrière eux, une joyeuse lignée.
Ils étaient assis, tous ensemble, autour de leur soupe aux lentilles ; il y avait un gros pain de froment au milieu de la table et un cruchon de vin à chaque bout promettait de la joie aux divers stades du repas, cétait un festin damour.
<o:p> </o:p>
Le vieillard se leva pour maccueillir et, avec une respectueuse cordialité, minvita à prendre place à table ; mon cur y avait pris place dès linstant où jétais entré dans la salle ; je my assis donc aussitôt, comme un enfant de la famille ; et pour entrer le plus vite possible dans mon rôle, jempruntai immédiatement le couteau du vieillard et prenant le pain je men coupai un bon morceau ; pendant que je le faisais, je voyais dans tous les yeux un témoignage non seulement de bon accueil, mais dun accueil mélangé de gratitude à mon égard pour navoir point paru en douter.
<o:p> </o:p>
Était-ce cela ? Ou alors dites-moi quelle autre raison, Nature, me rendit si agréable ce morceau de pain, ou quelle magie me rend la rasade prise à leur cruchon si délicieuse, que la saveur men est restée au palais jusquà cette heure ? Le souper fut de mon goût, les grâces qui le suivirent le furent bien plus encore.
<o:p> </o:p>
Quand le souper fut terminé, le vieillard donna un coup sur la table avec le manche de son couteau, pour leur dire de se préparer à danser : à linstant où le signal fut donné, les femmes et les fille coururent toutes ensemble dans une arrière chambre pour attacher leurs cheveux, et les jeunes gens à la porte se laver la figure et enlever leurs sabots ; et en trois minutes chacun était prêt à commencer, sur une petite esplanade devant la maison.
<o:p> </o:p>
Le vieillard, une cinquantaine dannées, auparavant avait joué de la viole avec assez de talent, à lâge quil avait maintenant, il sen tirait assez bien pour le cas présent. Sa femme chantait de temps en temps un peu de lair quil jouait, puis elle sinterrompait, puis reprenait avec son vieux compagnon, tandis que leurs enfants et petits-enfants dansaient devant eux.
<o:p> </o:p>
Ce fut seulement au milieu de la seconde danse quà certaines pauses pendant lesquelles ils semblaient tous lever les yeux au ciel, je mimaginai distinguer en eux une élévation de lâme différente de celle qui produit ou que produit, la simple gaieté. Bref je crus voir la Religion se mêler à la danse. Mais comme je ne lavais jamais vue en de telles rencontres, je jurerais aujourdhui que je fus la dupe dune imagination qui mégare perpétuellement, si le vieillard, à la fin de la danse, ne mavait dit que cétait leur habitude constante : et que de toute sa vie il sétait fait une règle, après souper, dinviter sa famille à danser et à se réjouir : estimant me dit-il, quune âme enjoué et satisfaite était la meilleure espèce de remerciement que pût adresser au Ciel un paysan illettré, ou tout aussi bien dis-je, un savant prélat.
<o:p> </o:p>
Après avoir atteint la cime du mont Tarare, vous descendez immédiatement sur Lyon, et alors, adieu à tout déplacement rapide ! Cest un voyage fait de précautions : les sentiments aussi saccommodent mieux de ne pas aller trop vite : je marrangeai donc avec un voiturin pour quil prit son temps avec ses deux mules afin de mamener sain et sauf dans ma chaise jusquà Trin par la Savoie <o:p></o:p>
(Le voyage sentimental 1767)