La Poste au XIX° siècle : A propos des Directrices
LA DIRECTRICE : POT-AU-FEU
Voici venir la bannière de la directrice par excellence, de la directrice primitive, de la directrice en chair et en os, de la directrice par droit de naissance.
Celle-ci est directrice, parce que sa mère l’était, laquelle avait succédé à don aïeule, qui était elle-même une postière renommée dans son temps ; c’est simplement un héritage de famille qu’elle a reçu et qu’elle exploite sans grand intérêt par succession non interrompue de timbreuses de lettres, de distributrices, etc., les branches cadettes fournissant des facteurs ou des leveuses de boîtes.
Ces braves directrices font de la poste comme le tisserand de la toile, le bûcheron des fagots : c’est pour elles un jeu, un passe temps, une chose qui va de soi seule. Rien ne souffre de leurs autres devoirs de femmes de ménage. Elles écument d’une main la marmite et appliquent de l’autre le timbre P.P. (Port Payé).
Elles expédient leur facteur pour la journée quotidienne en même temps que leur servante pour le marché.
Il arrive bien quelquefois que leur fricandeaux sentent l’encre à timbrer, ou par réciprocité, que leurs registres étales quelques maculatures de graisse d’oie ou de jus d’épinards ; leurs dépêches renferment bien de temps à autre une bande de lard, quelques clous de girofle ou une aiguille à tricoter ; un inspecteur a bien reçu une fois, un beau bouquet…à ragoût tout préparé, au milieu d’un bordereau de pièces comptables… ; mais à cela près, tout marche sans encombre, et la directrice pot-au-feu est au demeurant la meilleures femme du monde et la guichetière la plus accommodante qui existe, son bureau s’ouvrant le matin au premier chant de son bouvreuil, et ne fermant le soir qu’après la dernière bouchée de salade du souper ; le tout à la grande satisfaction du voyageur attardé.
Les personnes de ces familles de race postale qui n’ont pu rentrer encore dans le bataillon sacré, s’y rattachent en attendant mieux, soit en vendant des pains à cacheter ou du papier à lettres, soit en écrivant des missives amoureuses à des lovelaces ignorants. Elles n’épousent que des courriers et ne marient leurs filles qu’à des postillons, les enfants sont bercés quand ils sont méchants on ne les menaces que du « Cabinet noir ». La bibliothèque paternelle se compose invariablement du « Livre de Poste » et du petit « Secrétaire français » choix d’épitres à tous usage.
LA DIRECTRICE : POUR RIRE
Forme une phalange plus compacte, les trois cinquièmes du personnel féminin.
Elle se présente sous une bannière chatoyante et immaculée.
La vie qu’elles mènent dans leur région, rarement éloigné du soleil central, est agréablement variée par les bals, les soirées et les promenades champêtres. Les nombreuses lacunes que leurs laissent des bureaux faciles à diriger et les courriers qui ne passent jamais la nuit, ni avant midi, sont remplies par les visites et les caquetages du voisinage, les compliments aigre-doux adressés aux collègues correspondants qui réclament un accusé de réception ou une dépêche en retard et les billets parfumés que ces dames écrivent à leurs nombreuses connaissances
Le bureau est relégué dans un coin et tenu par un pauvre hère sous le nom d’aide assermenté, qui « pioche » sous les réflexions et brimades injustes de sa directrice, hautaine et dédaigneuse, dont le salon est vaste et bien aéré, le boudoir somptueux et coquet.
LA DIRECTRICE : MALE ou SERIEUSE
Comprend un cinquième environ, du bataillon féminin, lequel compose lui-même les deux tiers de la légion postale.
Ces pauvres créatures dont l’existence entière est vouée à l’acheminement des correspondances publiques et privées, ces parias du service financier, ne connaissent souvent ni repos ni sommeil, et n’ont aucun moyen de distinguer le dimanche des autres jours, elle dont la vie est un travail perpétuel ; car la poste, disons-le en passant une bonne fois pour toutes, c’est la chaîne sans fin, c’est le tonneau des Danaïdes.
Assimilées en tout à leurs collègues de l’autre sexe, mais n’ayant pas toujours comme eux la force de supporter les fatigues de l’état, ces directrices modèles n’ont ni aides, ni vacances ; elles remplissent consciencieusement et par elles-mêmes, leur rude tâche, consumant leur jeunesses dans la poussière du bureau et ne connaissant du monde que les enveloppes musquées des citadins ou les adresses crasseuses des paysans.
A elle les bureaux de début, les bureaux affligés d’un service de nuit ! A-elles les maigres remises, les résidences excentriques ! Mais, à elles aussi l’honneur des bonnes gestions, des comptabilités irréprochables.
En 1840, on compte 953 directrices des postes sur 1553 titulaires (Thuillier, 1988). Les hommes ont peur que, désormais, les usagers sous-estiment les exigences de qualification : “Tant qu’il y aura des femmes, le public ne voudra pas croire qu’il faille, pour administrer un bureau de postes, d’autres connaissances que celles d’un marchand de tabac”.
En outre, employer des femmes dans les administrations, équivaut, selon Camille Sée, à introduire dans ces lieux paisibles “un élément de versatilité et de division”. Autrement dit, le motif du loup dans la bergerie se décline au féminin. La femme est si “gracieuse” que “toutes les carrières s’ouvrent devant elle, son avancement est très rapide”, parce qu’elle s’emploie à séduire le berger (“ses fautes, ses omissions n’en sont pas lorsqu’elle a pour chef un homme”).Thuillier (1988), qui cite L’Écho des ministères qui reflète :
« Les titulaires légitimes du poste sont donc affrontés à une concurrence déloyale. La nature singulière des femmes, agitées par les soubresauts de l’utérus (Berriot-Salvadore, 1991), est un élément perturbateur qui rend leur éviction souhaitable, mais elles ne sont pas seulement victimes de leur anatomie. Magiciennes redoutables, elles distillent leurs filtres à des supérieurs envoûtés. »
La question de la qualification et des possibilités de promotion est donc centrale dans la polémique engagée. En effet, les hommes sont prêts à laisser aux femmes les emplois d’auxiliaires, dans les ministères notamment, en raison de leurs aptitudes innées.
Quand elles occupent les mêmes postes que le personnel masculin, aux échelons moyens ou supérieurs de la hiérarchie, leurs émoluments sont inférieurs, qu’il s’agisse des services télégraphiques ou de l’enseignement.
Ces mesures permettent de différencier des fonctions qui deviennent mixtes en créant un équivalent féminin dévalorisé (ou de moindre valeur).
Les portraits de directrices des postes, brandis comme des épouvantails pour discréditer les nouvelles recrues, renvoient justement aux divers états de la femme, la vieille fille, la courtisane et la mère de famille. Les unes présentent un déficit de féminité, c’est la directrice “mâle” restée célibataire, les autres un excès, c’est la mondaine ou la directrice “pot-au-feu” qui s’occupe en même temps du bureau et du ménage.
Dans tous les cas, la position professionnelle confiée à une femme ainsi que les responsabilités afférentes se trouvent diminuées, voire ridiculisées par des figures qui s’apparentent à des rites de conjuration. Ces portraits sont d’ailleurs proposés en miroir à toutes les diplômées qui entrent dans des professions qualifiées.