LA REVOLTE DU ZERO
Un, deux, trois, nous sommes les rois
Quatre, cinq, six vivons en amis
Sept, huit, neuf en table de neuf
Le petit zéro se morfondait dans son coin… pourquoi ne me chante-t-on jamais, moi ?
Ah ah ah s’esclaffèrent tous les chiffres... Le zéro veut une chanson pour lui, rien que pour lui ! Tu veux rire ! Sais-tu ce que tu es le zéro ? Rien… Nul … Zéro… On ne sait même pas d’où tu viens... Tu es un étranger, arrivé un jour, immigré, stationnant dans notre monde parfait des chiffres supérieurs et semant la folie dans tous les comptes.
Mais enfin qu’avez-vous de plus que-moi ? Je suis né un jour de quiétude et celui qui m’a donné vie a failli hurler « Euréka «
Mais enfin, tu n’as encore pas compris ; on existe depuis bien plus longtemps que toi ! Juste après le boulier… et tu sais le boulier on l’a tué car il ne savait que rouler !
Je suis le premier dit Un… et unique, indivisible, majestueux. Je suis le tout ; on me dit le dieu des chiffres…je suis celui qui crée tout… Toi tu n’existes même pas …Quoique l’on fasse, personne ne peut me diviser, me multiplier, je suis fabuleusement parfait. Tous les êtres humains tentent de me ressembler car s’ils arrivent à devenir un en eux-mêmes, ils seront parfaits. Toi tu es le rien : le zéro quoi ! D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je continue à te raconter tout cela, car je suis certain que tu ne comprends rien nul, zéro…
Moi, dit Deux, je suis le langage des amoureux… Ils me conjuguent, ils me chantent, ils m’admirent car être deux, c’est le plus merveilleux cadeau du monde. On commence un groupe ; on se lie à quelqu’un …N’est ce pas Un ?
Deux, c’est amorcer le partage d’une vie, Deux c’est la rencontre propice à la création, c’est le commencement du monde en expansion. Je suis indispensable, moi, Deux. D’ailleurs à une lettre près on pourrait me nommer le dieu moi aussi.
Moi, dit Trois, je suis trinité et dans beaucoup de religions je suis le chiffre sacré avec mon ami Sept. Les amoureux aussi me vénèrent car après être Deux quand ils s’aiment très fort ils inventent l’enfant qui sera le troisième de la famille.
C’est à Troie que fut amené le fameux cheval qui conduisit à la victoire. Moi, Trois, je suis comme un développement magique du Deux.
Quatre s’impatientait. Moi, je suis historique. Les mousquetaires étaient quatre et ils ont rencontré des aventures extraordinaires. Toujours sur les chemins, défendant les opprimés, pourfendant les méchants, chevauchant jours et nuits pour sauver leur roi, narguant le cardinal, triomphant en toute amitié, partageant leurs chagrins et leurs amours. Avec eux j’ai presque atteint la noblesse. Je suis aussi chiffre d’église
Comment cela demandèrent les autres en chœur ?
Evidemment puisque je suis aussi les quatre points cardinaux !
Tous éclatèrent de rire
Sans moi vous ne seriez pas grand chose se rebiffait Cinq. Je suis le suprême cadeau de l’être humain : cinq doigts, cinq sens.
NE VOUS MOQUEZ PAS hurla Cinq. (Il faut dire que Cinq avait mauvais caractère et lorsqu’il était très en colère, il lui arrivait d’avoir des gestes de violences extrêmes ; on disait même que parfois il laissait la marque des Cinq sur le visage de ceux qui l’avaient offensé !)
Depuis sa célébrité avec le « conseil des Cinq Cents » il était très fier ; il répétait sans cesse que ce conseil discutait et votait les lois sous la constitution de l’an III, mais il passait volontiers sous silence la défaite du conseil des Cinq Cents face aux grenadiers de Bonaparte ! La victoire du coup d’Etat du 19 brumaire lui avait laissé un goût amer et développé un art de la bagarre verbale qu’il utilisait de façon presque permanente.
Allons, allons minauda Six reste calme Cinq, et laisse moi te bercer par les douces notes de ma création ! Tu sais bien qu’ici tout fini en chanson. Ecoute je suis moi-même une douceur, un tremblement musical de ces dernières années. Et si la musique adoucit les mœurs, je crois Cinq que tu devrais t’asseoir sur ton arrondi et tendre davantage ta courbure vers le calme des mélodies.
Te souviens du « Groupe des Six « Ils étaient simples, sans certitude et pourtant ils ont défié le temps et la note ! Allez , comme je te voudrais plus serein, je vais te rappeler : autour de Satie, tout en tendresse, Auric et sa « sonate en fa pour piano », faisant frémir les images de « l’éternel retour » ou de « à nous la liberté » ; Poulenc qui nous laisse succomber aux charmes du bestiaire d’Apollinaire, aux douceurs de Ronsard et d’Aragon flirtant avec la magie d’Eluard et de Cocteau ; Durey, Milhaud orchestrant les dissonances les plus ardues, multipliant les batteries , nous offrant « la création du Monde « et les Malheurs d’Orphée » ; Honegger le néo romantique au lyrisme puissant nous entraînant dans ses symphonies et le quatuor à cordes .
Dis donc je n’en compte que Cinq … Alors ne te gorge pas de partition Six, tu chantes faux !!
Oh ! Excusez- moi dit Six rougissant ; j’ai oublié de citer la douce Germaine Tailleferre et ses œuvres vocales, sa musique de chambre …
D’abord ils ont même donné des œuvres collectives dont le fameux « Album des six »
Bon te voilà célèbre Six mais je te signale que le septième jour Dieu s’est reposé affirma majestueusement Sept… Sans moi Dieu serait encore très fatigué et ne s’occuperait plus de rien ! En fait ce serait zéro ! Sans oublier les sept merveilles du monde !
Que serait l’humanité sans moi ? l’Egypte et ses pyramides, les jardins de Babylone ,le phare d’Alexandrie, le temple de Diane à Ephèse, le mausolée d’Halicarnasse, le colosse de Rhodes et la statue de Zeus olympien de mon ami Phidias , le fameux génie créateur du Parthénon. Moi Sept, je suis le temps ...une semaine, un rythme de vie …et si on m’agace je vous déclare la guerre des « sept chefs » simplement pour vous ramener à Thèbes et à la guerre fratricide de Polynice et Etéocle vous savez celle qui à inspiré l « Antigone » de Sophocle !
C’est bien joli tout cela s’exclama soudain Huit, mais franchement c’est un peu désuet… Alors que moi, je crée les émotions fortes, je lie l’espace et l’attraction des corps et des esprits. Souvenez-vous comment les belles se jettent dans les bras de leurs amoureux lorsqu’elles entrent dans les parcs d’attractions et descendent ma boucle. D’ailleurs, je ne voudrais vexer personne ici, mais c’est moi que l’on nomme le Grand Huit !
Neuf soudain se redressa… moi je suis le symbole des déesses… Jupiter et Mnémosyne ont eu neuf filles et chacune a dominé l’art par sa beauté ou sa grâce. Ainsi je suis courtisé par tous. Quel bonheur est le mien ! Décidément c’est moi le meilleur !
Zéro réfléchissait tristement et des grosses larmes roulaient jusqu’au pied de la page. Alors, moi le zéro, je ne suis qu’une tache dans l’univers ? Je roule, je roule et c’est tout… mais je ne peux pas dire « c’est tout puisque vous m’affirmez que je ne suis rien ! Mon Dieu expliquez-moi pourquoi. »
Mais c’est injuste alors. Pourquoi m’a-t-on créé si je ne sers à rien
D’abord on ne t’aime pas le zéro lancèrent méchamment les autres chiffres… avec toi on devient trop vite âgés … dès que tu es derrière nous on a la dizaine qui nous enferme, puis la centaine… si tu es avant nous on devient plus petit… il n’y a bien que la virgule qui accepte de bon gré de se mêler à toi.
On ne te veut plus. D’ailleurs si la multiplication arrive, tu nous réduis à néant. Un zéro multipliant un de nous, nous rend inexistant ! C’est insupportable. Tu vois que tu ne sers à rien quand on te rajoute à nous, tu ne nous apportes rien… et en plus tu ne peux même pas nous diviser…Tu n’es pas un des nôtres ! Tu n’existes pas dans l’histoire, tu ne peux rien créer, bref tu es tout à fait inutile.
Zéro réfléchit et se dit : puisque c’est ainsi, roule, coule et sors du jeu…
Zéro roula, roula, roula et sortit de l’univers, là - bas loin, très loin…Il tomba dans l’oubli…
Le monde des poètes commença à tourner en rond. Dans leurs rêves les plus fous, jamais aucun chiffre n’avait disparu ainsi ; ils se frayaient leurs chemins dans les méandres de leurs pensées, créant la poésie du nul, asservissant les écrits de néant.
Les philosophes n’en finissaient plus de se torturer. Comment sortir du néant quand il n’y a plus de zéro ? Et si Zéro n’existe plus, le tout ne peut donc plus le tutoyer. Disparu le zéro et l’infini, anéanti le tout et le rien …C’était la galère cérébrale.
Les mathématiciens tombèrent fous. Comment chercher une équation si le zéro a disparu ? L’inconnue maintenant se dissimulait derrière les lettres et ne se laissait jamais découvrir ; on la soupçonnait d’être amoureuse de Zéro et d’avoir quitté le monde avec lui.
Les fusées ne décollaient plus car on ne savait pas remplacer le compte à rebours. Quel chiffre choisir après Un pour permettre à sa majestueuse rêverie sidérale de chatouiller les étoiles ? Comme le monde était un peu agressif on n’osait pas dire « feu » par crainte de voir la terre entière éclater en bagarres et devenir incontrôlable.
Seuls les écoliers étaient heureux ; plus personne pour leur infliger des commentaires désobligeants sur la qualité de leur travail. Ils pouvaient enfin développer leur qualité créatrice sans craindre les moqueries ;
Le monde sombrait dans le chaos…
Les chiffres faisaient tristes mines... Finalement il n’était pas inutile notre Zéro. Plus personne ne s’intéresse à nous maintenant.
Huit dit : « je vais essayer de trouver Zéro et de le ramener dans la farandole des chiffres. »
Il partit donc dans le temps…
Que de péripéties il vécut dans sa recherche ! Il dut d’abord escalader le point d’interrogation qui refusait de le laisser passer car Huit ne savait pas où chercher Zéro.
« Mais puisque je te dis que c’est justement pour retrouver Zéro que je commence ma quête ; je ne peux donc pas te dire où je vais »
Rien n’a faire répondit Point d’interrogation, pas de réponse à ma question, on ne passe pas !
Tant pis, dit Huit je vais me débrouiller ! Et à force de contorsions, il parvint à franchir Point d’interrogation.
En chemin, il faillit tomber dans la crevasse de la virgule. Se retenant à la ligne, s’accrochant, se tortillant, il se tourna à droite, puis à gauche et hop! Il fut de l’autre côté.
Mon Dieu, tu es qui toi demanda-t-il contemplant avec des yeux tout rond l’obstacle devant lui.
« Moi, on m’appelle Point Virgule. Je ne suis pas un Point, Je ne suis pas une virgule, je suis plus ! »
« Et tu sers à quoi ? »
« Dis donc Huit sois un peu poli ! Moi, je ne sème pas la discorde ! Je suis là pour assembler deux mêmes idées dans mon amie Phrase. Tu ne pourrais peut être pas t’exprimer longuement si je n’existais pas ; vois –tu je suis déçu que tu ne comprennes pas cela Toi Monsieur Huit ! Passe et laisse moi tranquille.
Huit, un peu confus sauta au-dessus de Point Virgule, s’aplatit un peu et disparut sur l’autre page.
Il tomba sur une formule mathématique et s’arrêta devant Deux Points.
« Allons bon se dit-il cette fois je fais attention ; je ne veux pas vexer Deux points sinon il va falloir subir son énumération de qualités ! »
Pardon Deux Points, ouvre tes guillemets et laisse moi passer s’il te plait, je suis à la recherche de mon ami Zéro. »
« Allez roule, mais fais attention à toi, il me semble qu’au fond de la page, Monsieur Point ne laisse circuler personne, car il considère qu’après lui il n’existe rien ! »
Merci, je te promets de m’arrêter avant lui.
Au milieu de la page, surprise : « Zéro, Zéro, c’est moi attends ; je viens te chercher ! »
« Inutile de hurler avec tes deux cordes vocales, je ne suis pas Zéro, je suis Monsieur O .Il est vrai que Zéro est mon ami. Pousse la porte du point d’exclamation et tu le trouveras caché derrière. »
Huit, doucement, se faufila derrière Point d’exclamation, et ses yeux ronds s’arrondirent encore. Zéro était devenu minuscule, prêt à disparaître dans le néant. Huit, tendrement s’approcha de lui.
« Reviens vers nous, ami Zéro, dit Huit, nous avons tellement besoin de toi. Depuis que tu n’es plus là, tout va de travers. Les calculs ne se font plus, on n’a trouvé personne pour te remplacer ; on ne sait rien faire sans toi, tu es indispensable à notre devenir, à notre réflexion. »
« Non répondit Zéro tristement. Vous m’avez fait trop souffrir. Personne ne m’aime. À l’école quand on a un zéro, c’est que tout est mauvais, quand on dit tu es zéro, c’est que tu n’es pas capable de faire plaisir à tes amis ! Non, non, je ne sers à rien… vivez sans moi ! »
Ecoute dit le huit… si tu n’existais pas, moi non plus je ne serais pas.
Comment cela dit Zéro.
C’est parce que toi et le O êtes amis que moi Huit, je suis là, comme un témoignage, une superposition de vous deux. Souviens toi que toutes les filles t’adorent : et qu’elles frémissent de bonheur chaque fois qu’elles peuvent lire : « zéro calorie ».
Finalement c’est vrai dit Zéro en se redressant majuscule. Je veux bien revenir...Mais sous certaines conditions.
Tout ce que tu veux répondit Huit.
D’abord je ne veux pas que l’on écrive zéro, nul, sur les copies des écoliers.
Aie, aie, aie, il va falloir prendre rendez-vous avec le Ministre de l’éducation nationale ! En ce moment il a beaucoup de soucis et je ne suis pas certain qu’il veuille m’écouter ; tu sais ce n’est pas facile de demander à un ministre de ne pas noter les écoliers : il faut une véritable réforme, un passage au Journal Officiel cela demande du temps !
C’est simple dit Zéro...C’est cela, ou je demande que ressortent toutes les copies de nos ministres, enfants ou adultes, je ne suis pas certain que cela leur conviendra ; ils n’étaient pas tous des lumières, sais -tu ; quand ils étaient écoliers, ils frémissaient parfois devant leur copie ! J’en ai connu moi, qui se disent maintenant les super héros de la nation… mais à une certaine époque, il ne fallait pas trop regarder leur cahier !
Je veux aussi que l’on ne regarde pas d’un mauvais œil, ceux qui ont un compte en banque à zéro…C’est désastreux de ne pas être riche et d’avoir, en plus, les commentaires plus ou moins sympathiques ! Trop simple de dire : « faites des économies, serrez les cordons de la bourse, ne dépensez plus » et d’un autre côté de demander d’adopter une attitude positive et de favoriser le commerce et la vie des entreprises en achetant un peu plus !
Aie, aie, aie, dit Huit, il va falloir prendre rendez-vous avec le Ministre des finances…Cela ne va pas être facile. Tu sais il se bagarre en ce moment pour garder la tête haute dans le brouhaha des comptes de la Nation, et je ne pense pas qu’il veuille t’entendre. Tu connais sa susceptibilité dès que l’on parle chiffres !
C’est simple dit Zéro… c’est cela ou je demande que soit publié le bilan du pays. Les recettes, les dépenses, tout ! Même si cela indique multitude de zéros à certaines lignes et on verra si cela leur fait plaisir, parce qu’entre nous, il m’aime bien quand je défile en rangs serrés dans ses feuilles de calcul ! Surtout quand on lit : Déficit égale Zéro… alors là on est content de me trouver et même on m’encense ! Je me suis rendu compte en prenant de l’âge que seule cette phrase est capable de me faire aimer !
Je veux aussi que l’on arrête de chercher le néant…
Aie, aie, aie dit Huit. Il va falloir prendre rendez-vous avec Dieu. Je ne sais pas s’il va vouloir ; franchement il n’est plus très jeune et j’hésite à le déranger… Figure-toi que l’autre matin il traînait des pieds et il freinait le soleil car il avait encore envie de dormir sur son étoile !
Tu connais son âme de berger !
C’est simple dit le zéro c’est ainsi ou je dévoile une partie de ses secrets ... ils ne sont pas tous avouables. Après tout la création est encore en recherche de perfection et Il devrait travailler un peu plus au lieu de rôder à bord de son nuage personnel pour contempler son univers balbutiant. Je dévoile son âge ! Avec tous les zéros que je vais afficher, on verra bien si cela ne le fait pas changer d’avis.
Je crois savoir que malgré son éternité il a encore besoin de se prouver sa jeunesse. Si tu lis les dernières nouvelles des journaux on insiste bien sur la création récente de la terre ! Parfois il joue à cache- cache avec les croyances, et cela a engendré bien des soucis à l’humanité !
Huit était bien perplexe, comment convaincre son nouvel ami de retrouver sa place sans passer par toutes ses exigences ?
Ecoutes Zéro, je ne suis pas certain de réussir à convaincre tout le monde immédiatement, mais je veux bien essayer de t’aider…On a le temps, on a l’éternité même puisque ton retour permet de rallonger le temps.
Sur toutes ces promesses Zéro qui était confiant et assez gentil, reprit sa place dans la danse des chiffres.
Ce fut une fête extraordinaire ! On hésita longtemps entre le champagne et l’eau pétillante. Les plus sobres optèrent pour l’eau ne voulant pas risquer un Zéro de conduite, les autres se glissèrent dans le champagne sachant qu’ils ne rouleraient pas à cause de leur morphologie. Toutes les petites bulles éclataient de bonheur et s’échappaient comme de petits zéros partant conquérir le monde.
« Allez Zéro donne nous le La !
Un, deux, trois, nous sommes les rois !
Quatre, cinq, six vivons en amis !
Sept, huit, neuf en table de neuf !
Zéro, bravo donne le do ! »
Et tous s’enlacèrent pour dormir sur leur amie page accueillante.
Martine de Neaux (Poétesse aux Chemins du Passé)