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Il y en a beaucoup à Saint-Symphorien. Elles étendent leurs bras de pierre, de fer ou de bois sur le bourg et sur la campagne. Notre première visite a été pour la Croix rouge. Elle est en fer forgé et a été construite par un serrurier du pays. Elle fut érigée en 1881 pour remplacer une ancienne croix de bois qui était peinte en rouge.
Mes petits compagnons ont gravi lestement les degrés du piédestal et ont plongé leurs doigts fluets dans le bénitier, que la dernière pluie avait rempli d’eau fraîche. Puis très dévotement, ils se sont signés.
Alors la Croix a parlé : « Mes enfants, a-t-elle dit, en traçant sur vous le signe de la Rédemption, vous attestez que vous appartenez au Christ. Moi aussi, je suis le témoignage sensible de la foi de votre pays. Placée à l’entrée du bourg, j’affirme à ceux qui passent l’esprit chrétien de Saint-Symphorien. Par mon nom, je rappelle un lointain et dramatique souvenir. Il y a plus d’un siècle, un homme fut fusillé ici par les Autrichiens et versa son sang pour la France. Je suis la Croix rouge…la croix du témoignage ! »
Nous sommes montés au Pic rd saluer la Croix bleue. Une petite niche, renfermant une statue de Notre-Dame de Lourdes, est creusée dans le montant de bois. Paul avait cueilli en chemin quelques branches de buis et il les a piquées à travers le grillage de la niche. La Croix bleue a murmuré humblement : « Je ne suis qu’une pauvre croix de bois, mais je ressemble ainsi mieux à celle du Calvaire et je possède la Vierge Marie ; De même parmi les hommes, ce sont les pauvres et les petits qui se rapprochent le plus de Jésus et de sa mère. »
Revenant sur nos pas, nous avons marché dans les grandes allées de platanes, dont les branches noueuses et défeuillées se tordent sous le ciel d’automne. Nous sommes arrivées à la Croix blanche, vers laquelle se rejoignent les routes de Lyon, Saint-Claude, Lay et Saint-Symphorien. Comme une sentinelle, elle garde le carrefour. Nous avons compris son langage solennel : « Tous les chemins aboutissent au Christ. Il est à la croisée de toutes les routes humaines. On ne peut marcher ici-bas sans le voir, à moins de détourner volontairement la tête…Heureux ceux qui le reconnaissent et le saluent ! » Pierre, Paul et Jean ont regardé attentivement la Croix blanche. Ils ont remarqué qu’elle porte un cœur encerclé d’une couronne. Ne ressemble-t-elle pas un peu à l’insigne de leur Croisades Eucharistique !...
Il nous a fallu traverser Lay pour aller écouter la voix de la Croix de la Forêt. Elle est très belle, et sur ses bras de pierre un Christ, finement sculpté, appelle les regards des passants. Sur le piédestal sont gravés ces mots : « Jubilé de 1865, prêché par les Révérends Pères Carmes. Souvenir de Monsieur et Madame Ayet. » La Croix nous a dit : « Une famille chrétiennes et fortunée m’a érigée sur cette route, il y a 67 ans. Je reste debout, alors que ceux qui m’ont construite ont depuis longtemps disparus. Après la vie de ce monde, seules les bonnes œuvres demeurent : elles accompagnent les âmes dans leur éternité ».
Nous avons pris alors le sentier qui longe le chemin de fer, pour aller nous agenouiller devant la Croix de la route du cimetière. Elle est fraîchement restaurée et parait toute neuve. Que de tristesses ont pourtant défilé devant elle ! Aussi sa voix est-elle toute compatissante. A ceux qui passent sur ce chemin en pleurant, elle rappelle la mort douloureuse du Christ, mais elle affirme aussi sa résurrection glorieuse, gage de la nôtre, et la certitude dû revoir dans le ciel. Aux heures de détresse, elle est le seul refuge des cœurs à jamais brisés. « Salut, ô Croix, notre unique espérance ! »
Les trois petits garçons n’ont pas entendu parler la Croix du cimetière car pour comprendre sa voix, il faut avoir déjà souffert…Insouciants et joyeux, ils ont continué leur promenade et gambadé sur la route de Villonez. Leurs âmes étaient aussi limpides que l’eau claire de l’étang, au-dessus duquel le viaduc dresse ses arcades majestueuses. Nous sommes arrivés à la Roche. Une croix modeste et paraissant très vieille est adossée au mur d’une ancienne maison. C’est vers elle que se dirige à chaque printemps la première procession des Rogations. « Je suis la Croix du travail, nous dit-elle. Celui auquel je dois ma beauté et ma gloire fut un ouvrier ici-bas. Il a connu les humbles labeurs de ce monde. Nul mieux que lui ne soutient et réconforte les travailleurs. »
Pierre, qui est l’aîné de six enfants et devra tôt gagner sa vie, affirmé d’un air déjà énergique : « Plus tard, quand je travaillerai à l’usine, je penserai à lui ! »
Mes petits compagnons commençaient à être fatigués, mais nous sommes encore montés à la Croix Tarrot au-dessus de Benard ; elle est plantée dans un coin de verdure, au détour d’un chemin. Oh ! Les belles voix qu’ont les croix des champs, celle de la Croix-Tarrot, de Ronfin, du Désert, de Marthoret, de la Chize, de Paillasson, de Thélis, de Châtain, de Montcizor, de la Collonge, de Maroilles.
Aux paisibles habitants des campagnes, elles répètent sans cesse : « Nous sommes les gardiennes des grains de blé ensevelis dans la terre, puis les protectrices des moissons d’or. Nos bras miséricordieux s’étendent sur les fermes et sur les champs, sur les prairies et sur les bois. Nous appelons la rosée bienfaisante et écartons des récoltes la grêle et la foudre… Au laboureur penché sur sa charrue nous faisons lever la tête vers le ciel. »
Paul, qui a du sang de terrien dans les veines, m’a confié à l’oreille, comme un secret : « Plus tard, quand je labourerai mes champs, je viendrai souvent écouter la voix des croix ».
Ce fut enfin le chemin du retour et notre pèlerinage s’est achevé à la Croix de Fer. Les enfants se sont agenouillés pour une courte prière, et Jean a lu d’un ton grave, comme s’il récitait sa leçon à l’école, les mots inscrits sur le marbre du piédestal : « En ce champ de la Boirie, le dimanche 27 avril 1913, dernière journée du Congrès eucharistique, en présence de Monseigneur Sevin, archevêque de Lyon, a été célébrée une messe solennelle, devant une assistance de plus de six mille personnes. » La croix a ajouté : « Jésus-Christ est le roi des siècles et des peuples. Sa gloire demeurera à jamais. »
Jean s’est levé radieux et j’ai vu passer des lueurs dans ses yeux sombres. Le triomphe du Christ, éclatant en ce lieu, avait trouvé un écho dans son cœur. « Quand je serai grand, s’est-il écrié avec transport, je me ferai missionnaire et j’irai planter les croix aux extrémités du monde. »
Nous sommes revenus en silence…C’était une belle soirée de novembre…Chaque enfant avait entendu à sa manière la voix des croix.
Le Clocher (décembre 1932)