FACTEUR D’AUJOURD’HUI
Maintenant la bicyclette s’est ajoutée au facteur ; c’est une gageure de le voir utiliser le moins stable des véhicules, le petit miracle incessant, dans les plus difficiles chemins. Le facteur est devenu une sorte d’acrobate cycliste, et se glisse sans glisser parmi les plus molles embûches, côtoyant des ornières à donner le vertige, toujours vainqueur de son instrument, devenu partie corporelle de lui-même.
On le voit circuler là-dessus avec la liberté du cavalier à travers les chemins des champs, dans son tangage et son roulis où il passe rebondissant et bossué.
Car, aujourd’hui, la bicyclette a surchargé le facteur. Sous prétexte qu’on pouvait l’encombrer de fardeaux, le messager n’est plus seulement un porte-lettre : il est devenu un portefaix ; il véhicule des paquets atteignant jusqu’à trois kilogrammes…Il en a gros à véhiculer, à réserver aussi ; sa pèlerine s’élargit, s’étend, forme toiture, et sa silhouette anguleuse s’allonge toujours. Il ne gémit pas, il ne rouspète point ; au contraire, plus il en a, plus il est content ; il fait un peu penser, sauf votre respect de son dévouement, à l’admirable vaillance des chiens attelés qui s’égosillent et s’échinent.
La bicyclette doit tout vaincre, mais c’est peut-être plus fatiguant que jadis, à cause des changements d’allure. Chargé comme un mulet, le facteur ne peut espérer monter la côte sur son instrument ; il le pousse. L’intempérie le retarde et le harasse…Principalement en Normandie, le cycle, malgré toute sa virtuosité, sera contraint d’abandonner dans les mauvais jours d’hiver, ces vergers plantés, au centre desquels trône la maison. Ici, les roues enfonceraient à mi-moyeux…
Que tous les solitaires campagnards la connaissent bien la déception du facteur ! Et qu’elle est violente ! On arrive, son apparition est une promesse, l’espoir prend cette forme humaine, amicale et usuelle :
-Y a-t-il des lettres ?
- Oh ! Non Monsieur.
Et c’est trois factures avec faire-part. L’homme seul, alors, se replie tout entier, se resserre et se contracte. Il remonte chez lui, dans son atelier, avec un petit vertige : rien, rien.
Le facteur vous a souri, vous a montré sa gentillesse touchante, vous a même tendu sa poigne ; il ressaute en selle, et il s’en va, décroissant au long de la lente avenue, tout de suite devenu minuscule, dévoré par la distance, figure noire et sans couleur.
LA VARENDE (La Normandie en fleurs).