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LA ROUTE AUTREFOIS ENTRE ROANNE (Loire) ET LYON (Rhône)

LE VILLAGE AVANT 1914



 

LE  VILLAGE AVANT 1914<o:p></o:p>

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Le village se serre autour de son église. Sur la petite place, les maisons sont disposées comme au jeu de l’oie. <o:p></o:p>

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Quand les hommes se déplacent, ils tombent toujours dans les mêmes cases : c’est le plus souvent un café d’où la règle du jeu les renvoie dans un autre café, en avant ou en arrière ; c’est aussi parfois la boutique du barbier ou la forge du maréchal : dans ces cases la règle veut qu’on laisse passer son tour de jouer, mais c’est bien volontiers qu’on s’attarde à commenter les nouvelles.<o:p></o:p>

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Les femmes aussi ont leurs cases, où elles vont chaque jour sans manque : la boulangerie, la boucherie et surtout l’épicerie d’où il arrive qu’on ne puisse pas repartir, comme dans le puits. C’est qu’il y a un peu de tout dans ces épiceries de campagne, qui sont à la fois alimentation, bazar, quincaillerie, mercerie.<o:p></o:p>

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Derrière les carreaux de l’unique fenêtre, s’apercevaient quelques boites de sardines dont l’huile devait être rance, un pain de sucre semblable au bonnet de Pierrot, des paquets d’amidon posés en pyramide, un hareng saur, doré et dur comme un vieux bronze, un bocal contenant du café et, dans des petits sacs transparents, quelques boules d’indigo. Trois bougies en faisceau se balançaient, suspendues par leur mèche, au-dessus d’une fine corbeille débordante de cornets multicolores contenant les fameuses « surprises » qui faisaient battre le cœur des enfants, et de bâtons de chocolat à la crème, vêtus comme des pages, dans leur enveloppe de papier argenté. Un bidon d’huile de colza, un sac de gros sel, quelques caisses de macaroni, de riz, de café, complétaient, à l’intérieur du magasin les approvisionnements que tenait en réserve pour ses fidèles pratiques, la marchande.<o:p></o:p>

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Pauvre sans gloire ni poésie, cette épicerie est assez fidèlement vue : il dut en exister beaucoup comme elle. Certaines autres au contraire étaient plus fidèles à la promesse orientale de leur enseigne, et, si les épices s’y réduisaient aux grains de poivre, aux clous de girofle ou aux bâtons de vanille, du moins une certaine solennité voire un certain mystère répondait mieux à cette vocation d’apporter l’exotisme au cœur du Forez.<o:p></o:p>

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On poussait la porte et l’on se retrouvait dans une pénombre où n’apparaissaient que les lueurs du bois ciré de la banque massive, l’éclat du cuivre de la Roberval et des deux moulins à café et à poivre, le reflet des bocaux de verre sur les rayonnages. Dans le fond, un ensemble de casiers de bois sombre, dont les tiroirs portaient le nom des marchandises qui recélaient sur de petites plaques d’émail blanc. Comment ne pas rêver devant les trésors cachés de ce petit univers d’abord si sévère ? Les enfants d’alors, qui n’étaient pas blasés par la publicité télévisée ni par l’avalanche écoeurante des produits étalés dans les « grandes surfaces » pénétraient là comme dans la caverne d’Ali Baba, où mille tentations les assaillaient ; les bocaux de bonbons (sucre d’orge, caramel, boules de gomme) voisinaient avec les bocaux de billes et d’agates ; les « fiardes », on ne connaissait pas le mot toupie en Forez, « avec le paquet de montargis dont on les corde savamment avant de les lancer ». Et puis les joies intellectuelles.<o:p></o:p>

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Par exemple des cahiers dont les couvertures s’historiaient de scène de bataille ou d’images de bêtes sauvages. Et des porte-plume en bois, en métal, en os, tous plus somptueux les uns que les autres, sans oublier le porte-plume « à lorgnon » qui, avec une lentille pas si grande qu’un œil de moineau, contenait l’image de quelques monuments fameux : Notre-Dame de Fourvière, Saint-Pierre de Rome, ou l’Opéra de Paris.<o:p></o:p>

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Et d’une boutique à l’autre, la vie du village ressemblait à des parties de jeu de l’oie, sans perdants ni gagnants, car tous se retrouvaient indéfiniment renvoyés au point de départ. Les messes du dimanche et les vêpres, les fêtes solennelles et leurs processions, les enterrements et les mariages, le marché hebdomadaire venaient rompre la monotonie des jours de semaine où la vie se trouvait réduite aux mêmes mouvements qui rythmaient la journée : la ronde de l’allumeur de réverbères, matin et soir, le passage du facteur, la station d’un char sur le poids public.<o:p></o:p>

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Ainsi au village, vivait-on davantage chez soi qu’en ville, dans des intérieurs minutieusement rangés, vétilleusement propres, véritable prolongement de l’être. Toutes les chambres se ressemblaient : le Christ avec son rameau de buis bénit ; le portrait des parents, le guérison avec son bouquet de fleurs artificielles, la commode lustrée par le chiffon, le fauteuil sous sa housse bleue, le coussin brodé, le brevet de compagnon du grand-père dans son cadre, le lit avec sa couverture blanche au crochet…<o:p></o:p>

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Le ménage du matin, la préparation du repas, les travaux d’aiguille de la soirée laissaient au temps le temps de passer, si l’on ose dire, de faire sentir le déroulement égal et plein de son cours, rythmé par l’inexorable battement de la grande l’horloge, comme la voix de l’éternité. On entendait que lui, ou, peut-être en prêtant bien l’oreille, le crissement d’un taret dans le pied de la table et, en hiver, l’imperceptible mélopée de la bouilloire sur le fourneau. Si l’on y songe, combien de vies vécues alors dans un silence, une solitude et une pauvreté dignes des ordres monastiques les plus rigoureux ? Combien de vieilles filles, de vieux garçons, saintes petites gens, ainsi laissés seuls, à longueur de vie, devant le mystère de l’être, comme de purs  contemplatifs.<o:p></o:p>

Extrait de « La vie quotidienne en Forez avant 1914 » par Bernard Plessy<o:p></o:p>

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