• LA ROUTE AVANT LA ROUTE : le piéton chargé

     

    Période Primitive : l’homme paléolithique ayant passé le gué où il a guetté son gibier et lui aussi, étanché sa soif, aura le choix entre la piste de l’hippopotame et du sanglier qui le conduiront vers le marécage où il pourra édifier sa hutte de pêcheur et celle, frayé par l’éléphant, mangeur de branches ou le brutal rhinocéros, durcie par les sabots innombrables des cervidés et parcourue sans cesse par la quête des carnassiers. Celle-ci le conduira vers les pâturages des hauteurs.

    Il ne faut pas penser qu’il ait apporté de grandes modifications à ces tracés animaux. Bien que possesseur d’outil rudimentaires et surtout du feu, il ne cherchera pas à modifier ces pistes qui sont pour lui précieuses en guidant sa chasse. Bien plus, il s’en gardera, pour ne pas donner l’éveil à son gibier. Il restera donc sur place tant que la chasse et la cueillette seront suffisantes pour le nourrir. Quant à l’habitat, le sentier frayé par les précédents occupants des cavernes suffira pour l’y conduire.

    Ces pistes ne s’effaceront pas malgré la luxuriance de la végétation causée par les pluies torrentielles. Quand, après les époques glaciaires, une nouvelle ère humide et tempérée chassera vers le Nord les derniers rennes, l’homme pourra les suivre facilement, laissant la place aux immigrants venus de l’Est avec de nouvelles techniques.

    Extension des pistes : Dans l’ignorance où ils étaient des cultures méthodiques, ces groupements humains devaient se contenter de récoltes temporaires, dans les clairières déjà utilisées par les animaux. Lorsque la végétation y avait épuisé la force germinative du sol, il fallait bien aller plus loin et chercher un nouvel habitat. L’image de ce qui devait se passer alors nous est donnée par les Pahouins ou Fang d’Afrique Equatoriale (Martrou, « Nomadisme des Fang » dans la Revue de Géographie annuelle 1904). Après avoir séjourné plusieurs saisons (une dizaine) dans une clairière, y avoir semé quelques céréales et épuisé les réserves de gibier, ils se fraient un passage par le feu et la hache vers un autre emplacement, en suivant probablement la piste du gibier qui les a fuis. Ils cheminent ainsi de place en place souvent jusqu’à la mer, puis reviennent sur leurs pas et se retrouvent aux mêmes points pour retrouver une végétation et des hardes d’animaux reconstituées.

    Il est vraisemblable qu’ils suivent dans ces migrations les voies de crête  et ceci sans perdre de vue les précieux points d’eau qui sont aussi pour eux des postes de chasse.

    Nous pouvons donc sans trop de témérité avancer qu’à l’orée de la période protohistorique, l’aspect des chemins était toujours celui décrit par Schumacher.

    Il existait cependant, dès cette époque, des trajets beaucoup plus longs qui approvisionnaient les tribus en sel, en ambre, en silex (ainsi les quelques 30 000 outils de silex qu’Edmond Dupont a comptés dans une seule grotte de la vallée de la Lesse (affluent de la Meuse près de Namur) proviennent des couches de craie de Champagne, ce qui représente un trajet de 150 km au moins à travers les régions boisées de l’Ardenne) et même en coquillages ornementaux.

    Les quantités transportées ainsi n’excédaient pas les forces de colporteurs qui empruntaient successivement les pistes locales reliées par ce que les naturalistes appelleraient des anastomoses. Il y eut toujours dans l’humanité, de ces hardis aventuriers qui payèrent souvent de leur vie les trajets immenses qui les mettaient en contact avec les diverses espèces d’homme dont ils furent les actifs rassembleurs.

    L’usager de ces chemins rudimentaires était évidemment le piéton isolé ou en groupe. Le moment n’est pas encore venu où la domestication des animaux exigera des largeurs plus grandes : pour le marcheur isolé, un passage de 0 m 70 à 1 m suffit. S’il est lourdement chargé le sentier devra être un peu plus large car sa marche deviendra plus sinueuse.

                                                                                         

    PIETON 1

     

    Le piéton chargé (d’après Agricola. De Arte métallica. L’attitude du piéton montre comment, pour progresser d’un pas, il doit relever le pied placé en arrière et le porter en avant en le laissant retomber avec tout le poids de la charge. Il se produira ainsi un véritable pilonnement qui durcira rapidement le sol. Le piéton représenté pratique la marche en flexion qui est la plus appropriée aux longues étapes.

    La foulée du piéton est variable suivant sa race et le terrain. On peut estimer que le pas simple est rarement inférieur à 0,70 m, qu’il atteint fréquemment 0,75 m et qu’il ne dépasse pas 1,15 m, maximum observé par Marcy chez les races primitives. Le pas simple ou double servira partout pour estimer les distances, aussitôt que l’homme sera compter

    Quand le poids à transporter excède les forces d’un homme, la perche de portage permet de diviser l’effort en deux.

    La perche peut même par divers artifices, utiliser la force de quatre individus ou davantage. Mais dans ce cas, le passage s’élèvera à 1,50 m et plus.

    Il est inutile de dire que ce piéton n’était pas chaussé. Il s’accommodait dont mieux d’un terrain boueux que d’une surface raboteuse et n’éprouvait que rarement le besoin de le consolider par des cailloux ou des branches entassées, pas plus d’ailleurs que les populations primitives actuelles.

    Quand les tribus se fixeront, c’est surtout sur les chemins de crête que nous verrons se dessiner des trajets plus considérables. Des établissements, d’abord temporaires, s’installeront définitivement dans les clairières, donnant naissance à des hameaux, des villages et finalement à des villes fortifiées.

    Nous pouvons pressentir que les plus anciens centres de peuplement et de civilisation affecteront l’allure des petites villes et villages de la Toscane, juchés sur les crêtes et accessible seulement par des chemins escarpés depuis le gué de la vallée. Un autre emplacement, celui des cités lacustres et des terramares sera desservi par les anciens sentiers de pêcheurs.

                                                                          

    PIETON 2

     

    La perche de portage (d’après Piccolomini, la Mechanicas).Cette gravure montre que la charge D peut être inégalement répartie entre les deux porteurs A et B en rapprochant le point C de celui d’entre eux qui peut supporter la plus forte charge. Les extrémités de la perche en A ou en B, si elles sont trop longues peuvent inscrire leur trace sur la paroi latérale du chemin au cours de l’exécution d’un tournant.

    On ne peut guère espérer imaginer de façon précise ce qu’étaient ces sentiers. Toutefois, leur étroitesse même y causait une véritable érosion qui ne pouvait que les creuser plus ou moins profondément. D’autre part, la circulation des porteurs à la perche a pu déterminer sur les parois de ces chemins creux une trace à environ 1,50 m du sol, hauteur des épaules sur lesquelles s’appuyait la perche de portage. Ces traces produites dans les courbes par les extrémités dépassantes sont certainement une présomption de haute antiquité.

    Le sentier préhistorique, sinueux et incertain, finit par se durcir grâce au passage perpétuel des piétons. Peut-être éprouvèrent-ils le besoin de rectifier certains parcours, bien que la préoccupation d’abréger les étapes ait été, comme elle l’est encore, bien étrangère aux populations primitives. Le pas allongé réduit singulièrement la fatigue. Quant aux pentes, elles s’adoucissent d’elles-mêmes par l’érosion due aux eaux torrentielles qui se précipitent dans la dépression causée par le passage humain.

                                                                                      

    PIETON 3

     

    Combinaisons de perches de portage (extrait de Niccola Zabaglia, Castelli e ponti).La figure représente le moyen qui peut être employé pour utiliser la force de quatre hommes. Elle montre aussi que ce nombre peut être grandement augmenté à l’aide de combinaisons de perches. C’est ce dernier moyen qui a pu être employé pour le transport du cratère de Vis.

    TRACES MORALES : Il est évident que toute civilisation ne subsiste que par sa propagation et les apports qu’elle reçoit elle-même par d’autres voies. On ne saurait donc trop admirer ces sentiers rudimentaires qui permirent aux groupements humains isolés de communiquer entre eux et d’unir leurs efforts pour l’œuvre gigantesque de défrichement qu’exigera bientôt la subsistance des hommes et des troupeaux.

                                 Pierre Fustier (LA ROUTE). 1968

     

    P.S.- Pierre Fustier est un des fondateurs en 1966, de notre association actuelle « Les Chemins du Passé »


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